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Un nouveau rivage

Dernière mise à jour : 4 juil. 2023

Il était si frêle, quand on s’est connus. Si timide, si peureux, si effacé, effarouché, efféminé, et presque vide de sens. Il se cachait derrière de faux semblants et annihilait ses émotions, ses sentiments. Il ne vivait pas, il demeurait en retrait de sa propre existence, sa présence toujours occultée par celle des autres, même par la mienne. Au début, je le trouvais presque inquiétant, avec son air de déprime perpétuelle, ses regards noirs, sa façon d’éviter les autres. Je ne savais pas que c’était sa seule protection, coeur de mousse modère ses ardeurs et surveille ses arrières. Mais dans sa peur, un jour, je l’ai vu sourire. Et c’était la chose la plus magnifique que j’aie vue jusqu’alors. Un peu de douleur dans ses yeux humides, mais une joie certaine et une tendresse infinie. Ce jour-là, je suis tombée amoureuse. Moi, la grande insensible, l’oubliée de l’amour, je me suis vautrée en plein dedans. Pour les beaux yeux d’un être délaissé, j’ai succombé au charme d’un instant d’espoir. Alors, j’ai tout tenté pour l’aider, le faire sortir de son trou, lui donner la liberté qu’il méritait. J’ai ri, j’ai dansé, tout pour lui offrir le meilleur du monde et enfin revoir ce sourire qui avait éclairé ma vie. Je ne sais ce qui lui a plu chez moi, mais il m’a entraînée encore plus loin que tout ce que j’aurais pu imaginer. Ensemble, nous avons parcouru la vie, oh bien sûr juste une petite partie, mais nous étions deux. La douleur et la peur restaient les maîtresses de sa vie, il avait cependant appris à les occulter partiellement, au moins de temps en temps, pour se sentir vivre un peu. On rigolait bien, on faisait l’amour, on aimait l’eau de source en montagne. Il partait souvent pour une heure ou deux, parfois quelques jours. Je savais qu’à chaque fois, il se contentait d’aller retrouver tel ou telle partenaire pour une partie de jambes en l’air, et qu’il reviendrait, en aimant certains et en haïssant d’autres. Il les collectionnait, comme si ça le rassurait sur sa capacité à se mêler au commun des mortels. Chaque fois, il perdait un peu plus de son âme. Bien sûr, je souffrais de le voir ainsi se détruire et se cracher au visage, mais il ne voulait rien entendre, c’était sa thérapie de sociabilité. Du moins est-ce ce que je croyais à l’époque. A force d’en parler, je compris qu’il y avait autre chose; un genre de plan de vengeance, en quelque sorte. Surtout à l’égard d’une certaine partie de ses conquêtes : les mecs prétendument hétéros, qui se servaient de son apparence androgyne pour faire croire qu’ils s’étaient juste "tapé une meuf de plus". "En attendant c'est pas eux qui me baisent. Ils se font baiser. Dans tous les sens. Parce que c'est moi qui les choisis, moi qui les veux, moi qui les prends, moi qui me fourre dans leur lit, moi qui les baise, et moi qui les baise en tant que mec. C’est moi qui les jette après usage, aussi. Moi, le mec qui cache bien son jeu, je baise des mecs hétéros, et avec leur plein consentement. Tu la sens, la victoire psychologique ?" Même si ce discours était répugnant, horrifiant, et dégradant, je devais admettre qu’il semblait vraiment en retirer une certaine satisfaction. L’image qu’il avait de ces types était terrible, mais peut-être l’avaient-ils cherché. Et ça, ce n’était pas mon domaine de compétences : je me contentais de le soutenir coûte que coûte, comme si nos vies en dépendaient. Je ne compris que bien plus tard à quel point c’était réellement le cas. Alors je suivais ses frasques, les choses ont commencé à dégénérer. Il ne visait plus que ses “vengeances”, oubliant tout le reste, et revenait de plus en plus assoiffé de nouvelles “victimes”. Cela virait à l’obsession, à la folie furieuse. Un rythme insoutenable, il allait finir par craquer, j’étais effrayée de le voir ainsi métamorphosé. Je ne pouvais pas l’arrêter, il ne m’écoutait même plus. Sa santé en pâtissait, il maigrissait à vue d’oeil, et même si je voyais ses muscles se développer rapidement, je ne pouvais m’empêcher de lui trouver l’air de plus en plus faible. Chacune de ses escapades se soldait par une rage incontrôlable, entraînant immanquablement de violentes disputes entre nous. Ses retours étaient de moins en moins fréquents, comme s’il marathonnait le sexe en vue d’un record ou d’un examen proche. Mais un soir, il ne revint pas du tout. Car, si son corps arriva jusqu’à ma porte une dernière fois, jamais sa conscience ne parvint jusque-là, et jamais ses pieds ne franchirent le seuil de la maison. C’est là que je le trouvai le lendemain matin, vautré en travers du porche de l’entrée, inerte, gelé, bleui par le froid de la nuit. Je me jetai au sol en un effort désespéré pour le ranimer, mais il était bien trop tard : sa vie avait eu raison de lui, sa chaleur avait fui, seule sa douleur et sa peur restaient marquées au fer rouge sur sa face ensanglantée. Jamais je ne sus ce qui lui était arrivé ce dernier soir; probablement un amant furibond d’avoir vu son secret dévoilé au monde, puisqu’il avait récemment décidé de rendre publique son identité, afin de faire perdre toute crédibilité à ceux qui l'avaient fait passer pour une fille. Ce matin-là, je connus le plus grand froid de ma vie, après des années de joie puis des années de souffrance. Mon seul souvenir de ce moment restera le frisson glacé qui m’envahit, et qui jamais ne repartit. J’ai rencontré un ange, je l’ai suivi, je l’ai perdu. J’ai poursuivi la nuit, j’ai connu le dégoût de la vie, j’ai oublié toute raison. Depuis sa mort, je traque sans cesse tous ceux qui auraient pu lui faire ou lui vouloir du mal, mais la froideur me domine. Je n’ai aucune satisfaction en exécutant ses anciens amants, seulement un goût de bile, un résidu amer au fond de ma gorge quand j’arrache de mes dents l’objet de leur délit. Aujourd’hui, je suis déjà morte, et lorsque mon ombre s’étend sur une proie, c’est mon ange de mort qui achève le monstre. J’ai revêtu ses vêtements, son maquillage, et jusqu’à sa peau, pour pourfendre les criminels qu’il aima ou haït. Mais ce soir, c’est à moi : j’ai enfin abattu la dernière ordure, à mon tour de mourir. J’offre mon âme damnée, ma peau trouée, mon corps glacé à cet horizon qui noircit; dans la nuit, je me jette au fond de son regard sombre, cet océan violent dans lequel je ne pourrai me débattre...


21 janvier 2017.

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