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Etre oublié, être ou oublier

Dernière mise à jour : 4 juil. 2023

Le monde est parfois plus vaste que ce qu’on imaginait. Et parfois, il est exactement comme on l’aurait souhaité. De nombreux rebondissements changèrent ma vie, pas forcément comme je le voulais, mais au final je m’estime très heureux du destin qui fut le mien, et qui croisa celui, incroyable et magique, d’êtres exceptionnels. Je m’appelle Adriel. Je suis un ange, mais pas tout à fait au sens où vous l’entendez. Pas une créature divine ou un quelconque juge du bien et du mal. A vrai, dire, je suis juste un genre d’animal-totem. Certains humains, à leur naissance, sont dotés d’un lien fort avec un animal né au même moment, et, durant toute leur vie, ils auront une proximité accrue avec l’espèce de leur “âme soeur”. Les anges-animaux ont instantanément connaissance de l’événement et de l’humain concerné, mais les humains n’en ont pas conscience si leur chemin ne les amène pas à croiser leur totem. Si, par bonheur, deux êtres ainsi liés se rencontrent, ils ne se quitteront plus, et éprouveront immédiatement un attachement sans bornes l’un pour l’autre. Bien sûr, tous les animaux ne sont pas des anges, tous les anges-animaux ne se lient pas à un humain, et tous les humains n’ont pas d’ange “attitré”. Rechercher physiquement un protégé demande beaucoup d’abnégation : oublier sa propre vie pour tenter de comprendre un humain. Mettre de côté le monde extérieur durant de longues minutes, voire des heures. Ceux qui essaient ont de fortes chances de se faire dévorer en pleine transe. Il est donc extrêmement rare qu’un humain et un ange-animal puissent atteindre cette osmose spirituelle. Dans de très exceptionnels cas, il arrive qu’un tel lien se crée entre deux êtres lors d’une rencontre fortuite, sans qu’ils aient été connectés à la naissance; une autre sorte d’alchimie opère alors. Le jour de ma naissance, un événement qu’on croyait impossible s’est produit : ce n’est pas un, mais DEUX humains qui se sont trouvés connectés à ma personne. Je ne m’explique toujours pas pourquoi ces deux êtres m’ont été confiés, alors que mon frère jumeau et ma soeur jumelle, bien qu’anges, n’ont jamais été dotés d’un tel fardeau ou privilège. Mais, depuis notre naissance, nous cherchons tous trois sans relâche à rencontrer “mes” humains. Le grand départ a eu lieu le jour de notre deuxième anniversaire, au moment où notre carrure avait enfin des chances de nous permettre de survivre à un tel périple. Mon frère se nomme Orion. Comme moi, c’est un lynx de haute stature, aux pattes larges et puissantes; mais, si mon poil est doré et muni de taches, le sien est plutôt gris et relativement uniforme. Il a toujours le mot pour rire, c’est le cadet de la fratrie et il ne manque jamais une occasion de faire le pitre. Depuis le début de notre périple il y a trois ans, ce boute-en-train a failli se rompre le cou, se noyer, ou mourir de bien des façons un nombre incalculable de fois. Heureusement, notre grande soeur Pandore est assez alerte pour lui sauver la vie à chaque fois. Elle est le lynx le plus tacheté que j’aie rencontré, et ses yeux brillent d’une perpétuelle lueur espiègle. Ses épaules sont plus larges que les miennes, mais moins que celles d’Orion. De nous trois, l’aînée est clairement la plus forte, et sans doute la plus maline. Sans elle, jamais nous n’aurions eu la force de continuer : son courage nous inspire. Un détail que je n’ai pas précisé : en tant qu’anges, notre durée de vie n’est pas aussi limitée que celle des autres lynx. Certains peuvent vivre jusqu’à plusieurs centaines d’années, si personne ne les tue, y compris, pour les totems, si leur protégé meurt. Il y a donc de fortes chances pour que je voie mourir les miens, si je parviens à les trouver. Pour cela, je m’entraîne plusieurs heures par jour, dans le but de localiser le plus précisément possible mes humains, et d’engranger un maximum d’informations à leur sujet. Notre voyage est donc entrecoupé de beaucoup de pauses, afin de me laisser le temps d’entrer en transe régulièrement. Mes capacités psychiques ont grandement évolué en trois ans. Je suis à présent capable de m’adonner à de petits amusements, comme l’utilisation de la télépathie avec ma sœur et mon frère. Ce dernier manque cependant de sérieux lorsque nous tentons l’expérience, par le fait peu concluante. Ma concentration est intense dans les moments de recherche, je n’ai donc plus aucune conscience de ce qui m’entoure. Heureusement que ma fratrie veille sur moi dans le monde réel. Lorsque j’envoie mon esprit vers mes protégés, j’entrevois parfois des parcelles de leur propre vision, des paysages, de vagues visages, leurs mains. Qu’elles sont petites, ces menottes. Aujourd’hui, j’ai même réussi à entendre des sons, des engins humains, des voix qui parlaient à l’un d’eux, des bribes de pensées. Je suis désormais capable de choisir qui je veux “contacter”, ou de savoir lequel des deux est le plus proche de ma situation géographique. Bientôt, j’en suis sûr, je serai en mesure de connaître leurs prénoms respectifs, peut-être même de communiquer avec eux. Après tout, cela fait deux ans que je les ai repérés, bien qu’ils ne soient pas au même endroit et ne se connaissent pas. A force de marcher, nos coussinets sont devenus plus épais que ceux de nos congénères, que nous ne croisons plus que très rarement. Il y a quelques semaines, la neige de notre enfance a été remplacée peu à peu par une herbe verte et tendre, et depuis les humains se font plus nombreux. Leurs engins circulent partout, à une vitesse époustouflante. Mon lien télépathique avec mes protégés grandit, je pense qu’ils finiront par avoir conscience de mon existence. Grâce à eux, et aux leçons de leurs parents, j’en connais énormément sur le monde des humains, et je sais qu’il existe plusieurs “pays”, les territoires de chasse de chaque tribu, si j’ai bien compris. Ce qui est étrange, puisque ces être ne chassent pas. Tant de choses me dépassent encore à leur sujet. Hiver. Le froid ne nous dérange pas, notre épaisse fourrure nous en préserve. Les proies, en revanche, se font rares, elles se terrent pour hiberner ou juste se réchauffer. La faim nous tenaille, d’autant qu’en territoire humain, nous ne pouvons plus vraiment compter sur nos atouts naturels. Notre pelage se fond bien dans le décor de cette ville grise parsemée de blanc, pourtant je me sens vulnérable et j’ai l’impression d’entraîner ma soeur et mon frère dans un traquenard mortel. Je n’ai aucune idée du chemin à prendre pour rejoindre mon but, mes deux buts, je suis perdu et las. Pandore tente de me redonner courage, mais je crains pour nos vies, au milieu de ces rivières sans eau et de ces arbres sans feuilles ni bois. Le bruit, incessant... Nous sommes à présent obligés de nous nourrir dans les déchets de cette espèce étrange. Ces maigres repas ne parviennent hélas pas à nous sustenter, mais ils suffisent à nous faire survivre un jour de plus, une heure de plus, en attendant des temps plus cléments. Le printemps arrive enfin, et avec lui quelques éclaircies dans le ciel, quelques proies supplémentaires, mais aussi une tripotée d’humains moins frileux lorsque le soleil pointe le bout de son nez. La ville est désormais envahie en permanence, elle déborde de ces créatures bipèdes qui nous chassent dès qu’elles nous aperçoivent. Si l’occasion se présente, je suis prêt à en éviscérer deux ou trois, pour l’exemple. Mais Pandore me rappelle que ces fous dangereux sont parfois munis d’armes, plus mortelles que nos crocs et plus rapides que nos griffes : les attaquer s’apparenterait à un suicide. Enfin, la chaleur qui revient peu à peu nous permet au moins de chasser convenablement, et de sortir de cette ville de dégénérés. La survie, à l’extérieur, est plus facile à assurer : moins de dangers, plus prévisibles, et nous pouvons lutter. Cela fait des mois que je n’ai pas eu la force de tenter une transe de localisation. Nous approchons des quatre ans de voyage, et toujours aucune information réellement importante sur mes deux protégés : ni prénom, ni ville, seulement leur âge et le visage de leurs parents. Chacun des deux est jusqu’ici enfant unique. Ils ont bientôt six ans, et je ne sais rien d’eux. Le désespoir naît en mon coeur, et j’ai de plus en plus souvent envie de renoncer à ma folie. Mais nous nous sommes embarqués trop loin dans notre entreprise pour renoncer maintenant. Quatre nouvelles années ont passé. Nous avons dû fuir les prédateurs humains, ils nous pourchassaient dans leurs villes et dans nos forêts. Quatre ans foutus en l’air par quelques traqueurs imbéciles. J’ai dix ans, les deux enfants que je cherche seront sûrement adolescents avant les autres en raison de leur lien avec un animal adulte, angélique qui plus est, et je m’échine à utiliser mes dons psychiques pour les retrouver. J’ai fini par entendre leurs prénoms, mais ils ne veulent rien dire pour moi, ce ne sont que des mots humains. L’un est blanc, l’autre aérien, que voulez-vous que je fasse de ces informations ? Ils sont tous deux dans le même pays, “la France”, il paraît que ce n’est pas trop loin d’ici. Du moins à échelle humaine, avec leurs engins motorisés et leurs routes goudronnées. Aujourd’hui, c’est l’été, et Pandore arbore de chatoyantes couleurs bien plus affirmées que par le passé. Le poil gris d’Orion a viré à l’argent, presque blanc. Quant à mon pelage, il reste égal à lui-même, vaguement tacheté et par endroits doré. Aujourd’hui, c’est l’été, et malgré toutes nos difficultés et les peines endurées, je ne peux m’empêcher d’espérer, et d’avoir presque conscience en l’avenir. Parce que mon frère, parce que ma soeur, et parce que deux jeunes humains m’attendent. Tout sera bientôt différent. ~ Je m’appelle Artemine. Mes parents ont choisi ce nom en référence à la déesse de la chasse, dans la mythologie grecque. Ils pensaient que, dans ce monde de brutes, leur fille devait se montrer plus forte et courageuse que les simples humains. Aujourd’hui, j’ai dix ans. Tous mes amis seront là, camarades de classe ou compagnons du parc de jeux. Aujourd’hui, je grandis, et j’ai pour l’occasion opté pour un costume de Viking du plus bel effet. Avec mes longs cheveux blonds, j’ai déjà la bonne coiffure, je n’ai eu à fabriquer qu’une tunique, une armure et un bouclier. J’emprunte un marteau de mon père pour la journée, il a dit que la masse était trop lourde et trop dangereuse pour le moment. Déjà, les premiers invités arrivent. les copains et les copines s’extasient devant ma tenue, je suis ravie. Ma fierté doit se voir, mais je ne vais pas jouer les modestes : je suis très contente de mon travail. Aujourd’hui, j’ai dix ans, et je vois une tignasse blonde franchir les grilles du jardin. Mon coeur bat : c’est cet enfant que j’ai rencontré il y a deux jours à peine, dessinant sur le trottoir un magnifique chat à la drôle de coiffure, dont il m’apprit que le nom était “lynx”. En constatant son talent, je me suis assise à côté de lui et nous avons passé tout l’après-midi à discuter, à rire et à regarder le ciel. Puis j’ai parlé de mon anniversaire, en disant qu’il ferait sensation, avec sa coiffure de lynx et ses grands yeux, surtout s’il dessinait devant tout le monde. Je ne pensais vraiment pas qu’il viendrait, je ne connais même pas son prénom. Une pulsation manquée quand son regard croise le mien : si intense, malgré son air rêveur, jamais complètement là. Ce gamin semble tellement au-dessus de toutes les petites mesquineries humaines. Pourtant, il m’aperçoit et me sourit, angélique apparition de lumière. Aujourd’hui, j’ai dix ans, et le soleil vient de naître. ~ Il est encore tôt, les humains ne sont pas sortis de leur tanière, aussi nous nous permettons un petit casse-croûte fait de malheureux lièvres qui passaient par là. Il faut bien vivre, tout de même. Le malheur des uns ferait-il le bonheur des autres ? Peu m’importe, je déchire la chair tiède et avale goulûment, puis me lèche les babines. Orion est un excellent chasseur. Silencieux comme un vol d’oiseau, il attrape systématiquement plus de proies que Pandore et moi réunis. Notre soeur est plus spécialisée dans le combat : si des prédateurs s’en prennent à nous, elle sait les accueillir sans faillir. Quant à moi, mes aptitudes sont bien sûr essentiellement psychiques : télépathie et localisation de mes humains, comme j’en ai déjà parlé, mais également de nouveaux talents. Un genre de télékinésie légère, qui me permet de faire osciller les feuilles ou vibrer l’air autour de moi. Et puis une petite capacité d’anticipation; je n’irai pas jusqu’à dire que je prédis l’avenir, mais je suis capable de voir certaines actions quelques secondes avant leur réalisation. Avantage non négligeable lors d’un affrontement ou d’une partie de chasse, mais pas vraiment utile le reste du temps. Pendant notre repas sur le coussinet, les humains ont probablement fini le leur, puisque j’entends les moteurs et les cris des plus proches, semblant cheminer dans notre direction. Pour éviter tout risque de collision ou de confrontation, nous partons à travers les bois et suivons le trajet établi quelques minutes auparavant. La France, c’est presque tout droit, il faut juste contourner la ville. Nous savons tous les trois que le voyage sera encore très long, mais ensemble, nous sommes prêts à tout affronter. Je dois surtout communiquer avec mes partenaires attitrés : je veux absolument qu’ils sachent que j’arrive. Loin encore, mais toujours moins. ~ Les autres enfants sont à présent bouche bée. Ils contemplent le garçon aux cheveux fous, lancé dans un immense dessin sur la plus grande feuille qu’on ait pu trouver. Ses yeux se perdent dans le vague au milieu du papier, il arrête parfois son crayon en plein geste et reste là, une moue involontaire sur les lèvres, sourcils froncés dans la concentration. C’est beau, un être aussi passionné. Mais ce qui apparaît sous nos yeux l’est encore plus. Les couleurs se marient parfaitement, il arrive même à les rendre plus belles que les crayons qui les déposent sur le papier. Les traits sont fins, adaptés, les proportions sont respectées (quelqu’un a trouvé une image de lynx, que nous observons de temps en temps pour comparer); cet enfant a dû voir beaucoup de lynx dans sa vie. Une fille de ma classe fait deux pas en avant, semble prête à se raviser, mais ouvre finalement la bouche pour lui poser la question fatidique : “Comment tu t’appelles ? Et où t’as appris à dessiner comme ça ?” Alors, pour la première fois devant la petite assemblée, il fait vibrer ses cordes vocales et sa voix claire résonne dans l’espace ouvert du jardin. “Je m’appelle Sky. Je n’ai jamais croisé de lynx en vrai, à mon grand désarroi, mais, quand j’étais petit, on m’a montré un livres contenant beaucoup d’images de ces animaux fabuleux, et j’ai retenu toutes les informations les concernant. J’ai simplement pris des crayons pour reproduire ce que mon esprit avait emmagasiné. - Tu veux dire que personne ne t’a donné de cours ? - Jamais. - Et en une seule fois, tu as tout enregistré ? - Tout ce que j'ai pu. J'avoue ne plus me souvenir exactement de la taille de leur queue ou de leurs pattes. - Mais pourquoi les lynx ?" Son regard se perd dans le vague, on dirait qu'il vient de s'envoler. Et c'est peut-être le cas. Il plane haut dans le ciel, avec ses yeux d'océan, il nage dans l'immensité stellaire, bien au-delà de nos questions et de notre atmosphère. Regarder Sky, c'est oublier la peur et la misère, dans ses pupilles rêveuses et ses doigts qui papillonnent. C'est vrai, ses mains s'agitent toujours au milieu des crayons, sur la feuille : le dessin continue. Sans même un coup d'oeil de temps en temps, il poursuit son travail, le plus naturellement du monde. Ses deux poignets se relaient pour entraîner les traits, ils oeuvrent de concert pour colorer de minces espaces. Plus je regarde ses cheveux, et plus je vois leur ressemblance avec les favoris de ces bêtes fantastiques. Cet enfant doit avoir des ascendants lynx. Mais, pendant que je le contemplais avec admiration, il a fini son dessin, posé les crayons, et il me fixe à présent, comme s'il attendait une réaction. Deux gouffres béants qui scintillent d'une lueur malicieuse et curieuse, deux petites billes de soleil liquide et bleuté. ~ Je l'ai fait. J'ai contacté mon humain. J'ai réussi. J'ai vu à travers ses yeux, on aurait dit moi. J'ai compris après coup qu'il s'agissait sûrement d'une représentation, pas d'un vrai lynx. Il pensait très fort "dessiner le lynx, dessiner le lynx, dessiner mon lynx". Alors je lui ai simplement dit que c'était moi. Il a fixé son regard sur une surface neutre, le ciel, et a visualisé la phrase "je te connais, tu es dans mes rêves depuis toujours". La communication est bien sûr réduite, à cette distance, mais nous avons pu échanger quelques pensées, et je lui ai surtout dit que j'étais en route. Il semblait déjà m'attendre. J'aurai tout le temps de lui dire qu'il n'est pas le seul. Sky. Le Ciel. Bien sûr, un gamin rêveur comme pas deux. Il a posé son regard sur une petite créature pleine de mèches blondes et cuirassée de manière remarquable. L'enfant qui lui faisait face, j'ai pu le voir distinctement, et je n'ai qu'une certitude : il nous aimera. Tous les trois, tous les trois, tous les cinq. Maintenant, je fais mon petit compte-rendu à ma fratrie, ils sont ravis pour moi, j'exulte. Nous reprenons notre marche, avancée discrète dans la verdure inconnue, mon coeur bat encore de cette conversation formidablement rassurante. Le tapis d'aiguilles sous mes pattes crisse doucement, je saute sur un tronc pour voir un peu le paysage qui m'entoure. Des conifères, partout, et quantité de plantes au sol, trop pour que je puisse les reconnaître en un clin d'oeil. Vers le sud, toujours plus au sud. Un vent frais se lève, apportant avec lui des odeurs merveilleuses de terre retournée et un délicat fumet de proie. Ni une ni deux, je saute sur le malheureux volatile qui croyait pouvoir s'enfuir, le déchire en trois, et nous grignotons cet en-cas improvisé avant de repartir à fond de train en direction du futur. Mais bientôt, mon lien psychique avec Sky me joue des tours : des images et des sons surgissent sans que je les aie cherchés... ~ Mon goûter d'anniversaire tourne à la fanzone du gamin dessinateur de lynx. Ce n'est pas pour me déplaire : être le centre de l'attention pendant quelques minutes, j'adore, mais je ne veux pas que les regards se focalisent sur moi trop longtemps. Les cotillons dans un coin, les gâteaux dans un autre, et Sky, et ses mains, et son regard si absorbant. Il a toujours l'air d'être ailleurs, mais il a paradoxalement une présence assez fantastique. Ceci dit, nous ne sommes que des enfants. Au bout d'une heure ou deux, leurs yeux se détachent progressivement de la scène surréaliste, tombent sur les friandises ou la balançoire, et peu à peu des grappes de gamins partent se balader hors du cercle presque religieux. Bien vite, je suis seule face à Sky, contemplant encore ses prouesses, naïvement. Il a un talent incroyable. Je ne m'explique pas que les autres puissent regarder ailleurs, je suis pour ma part totalement absorbée par la scène. Tellement de feuilles s'entassent autour de lui : il ne s'est pas contenté d'un ou deux lynx d'une précision redoutable, il a confectionné une véritable horde de félins dans un décor forestier. Je reconnais là des lynx dorés, gris, tachetés, des chats de toutes sortes, des chausses, des couguars, des jaguars, des guépards, des panthères noires, des tigres, des lions, une "espèce" par feuille, le tout sous des arbres nombreux et cachant par endroits le soleil, ou au contraire clairsemés et laissant filtrer une lumière douce tombant sur le sommet du crâne de tel ou tel protagoniste poilu. C'est tout simplement merveilleux. Cette capacité à faire cohabiter tant de chats en un dessin (car il ne fait aucun doute que si l'on place toutes les feuilles selon un certain agencement, elles se complètent parfaitement) pique ma curiosité, et je suis prise d'une envie furieuse de lui demander qui il est. J'attends cependant la fin de son activité, je ne voudrais pas risquer de le perturber et de gâcher certains détails ou finitions. Oh, son esprit fuit encore loin d'ici, je le sens : les yeux dans le ciel, les mains frémissantes, la tête dodelinante. Tant pis, je prends mon mal en patience jusqu'à la fin de sa transe. ~ "Adriel, Adriel !" Je sens qu'on m'appelle, et cette voix me réveille en pleine sieste. Je la connais... "- Sky ? C'est toi ? - Oui ! Pardonne-moi, je m'entraînais à te contacter, et j'ai entendu ton nom. Je crois que c'est ton frère qui l'a dit. Ou bien j'ai fouillé tes pensées par mégarde. - Tu... Quoi ?! Tu veux dire que tu as un tel niveau psychique ? Mais... C'est incroyable ! Inédit ! Et tu ne m'en avais rien dit ? - C'est-à-dire que je l'ignorais moi-même, jusqu'à ton intervention de tout à l'heure. Je n'avais encore jamais essayé de contacter quelqu'un par la pensée. Et j'ai l'impression que ça ne fonctionnerait qu'avec toi. Tu es un lynx, n'est-ce pas ? - Oui. Et ce que tu dessinais tout à l'heure, c'était ma soeur. Un portrait très ressemblant. Je suppose que tu l'as vue dans mes pensées, ou à travers mes yeux. En tout cas, elle et mon frère sont tes amis. Ils m'aident à te retrouver. - Je sais. Du moins, je l'ai senti. Les gens qui me veulent du bien, je les remarque tout de suite. Comme Artemine. - Artemine ? Est-ce l'enfant cuirassé ? - Oui ! Tu l'as vue ? - Bien sûr ! Tu l'as fixée tellement longtemps durant notre premier vrai contact que j'aurais eu du mal à ne pas la remarquer ! - Il faut dire qu'elle attire le regard, irrépressiblement. Ses cheveux brillent si fort, et ses yeux, incomparables. - Sky, il faut que je me remette en route, à présent. Orion et Pandore veillent sur moi, mais nous devons rester au maximum en mouvement, pour limiter les risques. - Je comprends. A bientôt, alors ! Et j'espère que vous trouverez vite le chemin." Apparemment, il suffisait à mon humain d'un simple contact télépathique avec moi pour libérer de fulgurantes capacités. Je me demande si le second sera aussi doué... Oh, il sera bien temps de m'en soucier lorsque j'aurai à le contacter. Il est actuellement en mouvement, je le sens. Il se déplace très vite, mais il reste confiant, il est en sécurité. Mettons fin à la transe, l'heure est venue de courir. ~ Le voilà qui revient. C'est impressionnant, cette capacité à disparaître tout en restant physiquement visible. Décidément, voilà un être surprenant. J'ai hâte de découvrir le reste de sa personne. "Dis-moi, ça t'arrive souvent de t'enfuir comme ça du monde des vivants ? - Hein ? Quoi... Comment tu peux savoir ça ?! - C'est pas compliqué, ça se voit, beaucoup même. Je suis sûrement la seule à l'avoir remarqué, les gens ne sont pas très observateurs en général. - Mais... - Je n'en parlerai pas, si ça peut te rassurer. Tu peux me faire confiance. - Je sais. Mais ça reste surprenant. - Tu... D'accord. Bon, passons les formalités : qui es-tu ? - Je m'appelle Sky, j'ai dix ans et... pas de parents. - Comment ? - Il paraît qu'ils m'ont abandonné à la naissance. Ou pas longtemps après, je suppose. En tout cas, je ne me rappelle pas d'eux. Pas le moindre souvenir. - Mais comment as-tu... - J'en sais rien. Je me suis débrouillé, j'ai lutté. Aussi loin que je m'en souvienne, j'ai toujours été à peu près seul dans la ferme. Une petite exploitation agricole où je me suis réfugié alors que j'étais tout petit. Le couple qui vivait là me l'a souvent raconté. J'étais farouche et vif, ils ne pouvaient pas m'attraper alors ils se sont contentés de me déposer de la nourriture dans des endroits repérables. Petit à petit, ils ont pu m'approcher, me parler, me nourrir correctement. Ils m'ont appris le Français, l'Espagnol et l'Allemand, l'Anglais, le Polonais, la lecture et l'écriture. Le mari avait beaucoup voyagé avant de s'établir ici, et la femme était professeur des écoles avant leur rencontre. Tous deux ont tout cessé pour emménager ensemble dans une petite ferme qu'ils ont rénovée et habitée pendant quinze ans, jusqu'à mon arrivée. Lena m'a enseigné la mécanique et la traite des vaches, Marc m'a initié à la fabrication de caisses et de haies et m'a montré comment économiser mon souffle quand je cours. On peut dire qu'ils m'ont élevé, mais comme un animal déjà adulte. Ils ne m'ont jamais traité en enfant, toujours en égal. Sauf qu'un jour, j'ai eu envie de partir. J'ai marché jusqu'au village le plus proche, puis le suivant, et enfin je suis arrivé ici. Et ça me plaît, cette petite ville pleine de vie, il y a toujours des enfants qui courent partout, des animaux qui les regardent avec méfiance, et des adultes attendris ou blasés, et même ça, c'est beau. J'ai toujours aimé les êtres vivants, je les observe et je retiens, puis je me plonge dans une rivière ou dans un pré et je médite sur tout ce qui peut exister, je laisse mon corps s'endormir pour que mon esprit vole encore plus vite. Et je rêve, encore et encore, je fabrique des tas de mondes dans ma tête. - Je... - Oh... Pardon. J'ai trop parlé, j'ai un peu oublié que j'accaparais ton attention, je ne voulais pas... déranger. - Tu es loin de me déranger. Je suis impressionnée par la beauté de ton âme." Aujourd'hui, j'ai dix ans, et j'ai rencontré un ange. Aujourd'hui, je grandis, et je crois qu'il peut m'aider. Aujourd'hui je souris, il vivait dans une grange. Aujourd'hui c'est marrant, le monde a cessé de tourner, comme pour mieux commencer. ~ Nous progressons à une vitesse vertigineuse dans les forêts et les champs, avalant les kilomètres comme si nous maîtrisions le langage humain. Mes coussinets me font mal, mais il est hors de question de ralentir alors que nous avons à nouveau une horde d'humains enragés à nos trousses. Je ne sais pas ce qu'on leur a fait, mais ils ne nous aiment pas. Nous n'avons pourtant fait que manger un nuage qui traînait, est-ce un crime ? J'espère que mes deux protégés n'ont pas autant de problèmes avec ces saletés d'humains. La nuit va bientôt tomber, notre course folle ne s'interrompt pas, ils vont se rompre le cou s'ils nous suivent... Enfin semés. Enfin seuls. Un repos bien mérité nous attend, nous nous roulons en boule les uns contre les autres, sachant qu'il faut toujours que l'un.e d'entre nous garde un oeil ouvert pour surveiller les alentours. Pas moi, bien sûr, puisque mon attention est trop incertaine en raison de mon lien. Je ferme vite les yeux, le sommeil promet d'être agité et la nuit bien trop courte. Un bruit. Un cri, lointain, un vrombissement. Je m'éveille en sursaut. Il me semble que je ne suis couché que depuis quelques secondes, mais la position de la lune m'indique que c'est bien moins récent qu'il n'y paraît depuis l'intérieur de mon crâne. Ce moteur... Les humains nous ont-ils retrouvés ? "Calme-toi, pardon, c'est juste moi." Cette voix. N'est pas. Celle. De Sky. "Je ne suis pas Sky, c'est vrai, mais je le connais. Du moins, j'en sais ce que j'ai appris dans ton esprit. C'est sûrement un peu voyeur, mais les images et les sons ont défilé sans que j'y puisse rien... - Qui... Qui es-tu ? - Oh, c'est vrai. Je m'appelle Gwendal, je viens d'emménager dans une nouvelle bourgade de France. Et, pour autant que je puisse en juger de par les paysages qui me sont apparus, il ne doit pas être très loin de ma nouvelle maison. Je vais tout faire pour me mettre en contact avec lui, par télépathie s'il le faut, mais nous devons nous rencontrer. Toi et moi, nous ne pouvions pas communiquer avant, mais je sentais que tu existais. J'étais trop loin encore, sans doute. - Gwendal... Le blanc. Aimes-tu la neige ? - Jusqu'ici, je vivais dans un pays très loin de la France, où il ne neigeait pas. Je n'ai vu cette poudre d'ange qu'en image, mais ça me semble fabuleux. Puisque les Pyrénées sont célèbres pour leurs chutes, tant d'eau que de neige, j'espère y être confronté dès l'hiver prochain. - Ecoute, je vais tenter de parler à Sky, lui demander où il vit exactement. Le nom de ta... bourgade, tu ne me l'as pas donné je crois, je lui en toucherai deux mots. - Oh, ne t'embarrasse pas de ces détails, les noms humains te dépassent manifestement, et tu connais déjà nos prénoms et le pays où nous vivons. Laisse-moi m'occuper du reste, je pense pouvoir entrer en contact avec ton autre protégé si je me concentre encore plus. - Je me souviens d'une personne qui était avec Sky lors de notre dernière conversation. Artemine. Ce prénom est peut-être courant chez vous, mais c'est toujours un indice. - Courant ? Je ne l'avais encore jamais entendu ! Voilà qui me donne une voie de secours si le lien psychique que nous partageons ne suffit pas. - Très bien, je te fais confiance, alors. Dans peu de temps, nous serons réunis. - Tu es encore loin, mais à l'échelle d'une vie, et même à l'échelle de notre âge, bientôt, en effet. - Prenez soin de vous, tous les deux. - Toi aussi, Adriel." Des images de montagnes plein la tête, je retrouve les bras de Morphée pour une fin de nuit moins mouvementée, je l'espère. Le vent souffle doucement à mon oreille une mélodie apaisante, les feuilles tourbillonnent autour de mes sens et les coeurs de mon frère et de ma soeur battent à l'unisson pour me bercer. Bonne nuit, mes protégés. ~ Je suis couchée, mais je ne peux dormir. Sky, où vit-il maintenant ? Il a été très vague, a parlé d'un entrepôt... Ce n'est sûrement pas un lieu tranquille qu'il habite, j'ai peur de ne pas le savoir en sécurité. C'est puérile et ridicule, puisqu'il est la personne la plus débrouillarde qu'il m'ait été donné de rencontrer, mais j'aimerais pouvoir lui offrir un abri, un endroit sûr, pour qu'il puisse se reposer et apprendre encore de nouvelles choses. Je sens son esprit bouillonner de connaissances en attente, il déborde de volonté et rêve encore plus fort qu'il ne vit. Pourtant je n'ai jamais rencontré quelqu'un qui vive aussi pleinement. Ce petit bout d'humain est tout bonnement incroyable. Il faut vraiment que je parle avec lui, longtemps, en espérant que sa vivacité soit contagieuse et qu'il puisse m'enseigner, à moi aussi, tout ce qu'il sait. J'ai soif de nouveauté, depuis le fin fond de mon petit village de montagne. Demain, j'essaierai de le voir, de lui faire dire où il loge, et, le cas échéant, je demanderai à mes parents de l'héberger. Je le connais à peine, et pourtant, je sens qu'il peut être très important dans ma vie. Mais ce soir, je regarde la lune qui brille, son reflet dans le petit étang au pied de ma fenêtre, je contemple les myriades d'étoiles qui l'entourent, comme autant de cheveux légers et fins, et je crois, je crois très fort, qu'elles sont toutes là pour me protéger, et pour protéger tous les enfants du monde. Mon doux lit m'attend, je me glisse dans les draps, un bras le long du corps et une main sous la nuque. Que me réserve demain ? La vie est pleine de surprises, j'espère en découvrir encore plusieurs. ~ Ce matin, il fait beau. Je me suis éveillé en sursaut, persuadé que Gwendal ou Sky tentait de me contacter, mais le silence planait. Après quelques heures de marche entre frères et soeur, nous faisons une halte pour me permettre de vérifier notre direction. Je perçois très fort leur présence, là-bas, bien au-delà de ce petit bosquet et de la montagne qui apparaît derrière. On se rapproche toujours plus, pourtant le chemin reste long et l'épreuve semble insurmontable. La certitude que mes deux protégés m'attendent fait s'envoler toutes les hésitations, car la récompense sera à la hauteur de l'effort fourni. Je ne sais pourquoi notre lien semble si puissant, je ne m'explique pas d'où vient cette envie irrépressible de les rejoindre, je n'ai jamais entendu parler d'un tel phénomène chez les anges. En général ils s'en sortent très bien sans leur humain, ressentant à peine un peu de vague-à-l'âme par moments s'il leur vient l'idée qu'ils auraient pu le rencontrer par hasard. Le plus intéressant, c'est ce besoin qu'a eu Gwendal de rencontrer Sky. Bien sûr, cette situation est inédite, à ma connaissance, et je ne peux me baser sur ce que je connais pour l'analyser. Mais tout de même, c'est un événement incroyable qui nous a liés, et les circonstance de notre future réunion le seront sans doute tout autant. Ces deux petits iront loin dans la vie, car la plénitude de notre proximité leur apportera bien plus qu'un confort certain, et une fratrie complète d'anges vaut forcément mieux qu'un seul. Je ne m'appesantirai pas plus sur la chance formidable que j'ai d'avoir deux humains, et deux anges pour me soutenir, le sujet me semble clairement déblayé. Sereinement, nous reprenons la route en direction de l'avenir. La fin de l'après-midi approche. Cette nouvelle journée de marche nous a fait contourner une autre ville, nous ne nous formalisons plus de l'accueil que nous font les humains : même leurs armes ne nous troublent plus, même si nous nous méfions toujours. C'est en voulant traverser un mince cours d'eau que je trébuche, mon esprit subitement happé par la puissance psychique de Gwendal. Je le reconnais directement, cet enfant a dû s'entraîner pendant des années pour avoir un aussi haut niveau de télépathie. Je n'ai plus aucune conscience de mon corps, ma vie est entre les pattes d'Orion et Pandore, ils ont toute ma confiance. Gwendal. Il a tenté toute la nuit d'entrer en contact avec son camarade, mais ses essais furent infructueux. Soit le bougre a le sommeil lourd, soit ils ne peuvent communiquer sans mon intermédiaire. Cependant, mon petit prodige n'a pas chômé durant la journée : il a entrepris des recherches hardies et assidues concernant la fameuse Artemine, cette gamine au prénom si peu usité, selon lui. Intensive activité, donc, qui a fini par payer : bien que je n'aie aucune idée de ce qu'est cet internet qu'il a employé, mais il lui a indiqué l'adresse de la seule petite fille répondant à ce nom recensée dans tout le pays. Il se trouve qu'elle habite le même village que lui, ce village qu'il a lui-même choisi et où il a incité ses parents à s'installer voici quelques mois, arguant que les grottes qui l'entouraient étaient essentielles à son épanouissement, puisque les roches sont sa passion. Je ne peux m'empêcher de voir dans cette information la preuve que mes deux amis ont déjà eu une forme de communication. Qu'importe, le résultat est là : Gwendal va aller voir la petite, et tout faire pour rencontrer Sky au plus vite. Pour ma part, je hurle immédiatement et de toutes mes forces à Sky de se rendre chez son amie Artemine. Je n'obtiens pas de réponse, supposons que le message est passé et que trois enfants se rencontreront aujourd'hui. Il me faut reprendre la route. Par chance, ma soeur et mon frère ont pris soin de moi alors que je manquais de me noyer, je suis sain et sauf, presque sec. Au pas ! ~ J'ai réussi à croiser Sky tout à fait par hasard au marché ce matin, alors que je me demandais justement comment j'allais pouvoir le retrouver, sans adresse ni autre nom que le sien. Après lui avoir proposé de manger chez moi, je l'ai entraîné à la découverte de ce fabuleux petit marché regorgeant de trésors pour qui sait regarder. Des pierres, des cristaux, des perles, aux couleurs variant du bleu au violet, du blanc au rose, du vert au translucide, en passant par toutes les nuances existantes et tous les mélanges possibles. Des couteaux au manche de bois ou d'os sculpté, de petites figurines taillées dans les mêmes matières, toutes sortes d'objets métalliques. Des étoffes colorées, des vêtements chauds ou légers, en laine ou en chanvre, uniquement du fait-main. Des livres à profusion, de toutes sortes et pour tous âges, des petits des grands, des imagés ou non, à des prix très variables. Et puis, de la nourriture. Agneau tué le matin-même, les meilleurs morceaux, poulets fermiers en train de rôtir, poissons d'une rivière voisine, ou encore charcuterie fine. Carottes, tomates, oignons, persil, courgettes, potirons, et tant d'autres légumes. Jus de tous fruits, compotes et confitures, savons aux plantes. Fromages et vins, liqueurs artisanales, pain frais ou pâtisseries. Sky me suit distraitement, il observe absolument tout ce qui l'entoure tout en gardant les yeux volatiles, le regard vague et les mains pendantes. Cet air rêveur ne le quitte donc jamais ? Soudain, alors que je me retourne pour vérifier qu'il est toujours derrière moi, je ne le vois plus nulle part. C'est un miracle qu'il puisse se volatiliser aussi facilement, mais je n'ai pas le temps de m'extasier sur cette formidable capacité : le voilà de retour, tout sourire, un attrape-rêves à la main. Il me le tend gaiement, c'est un cadeau. Mais où a-t-il donc trouvé l'argent ? Cet enfant est plein de ressources. Déjà, l'après-midi se dessine, il est temps de rentrer chez moi pour prendre un bon repas. J'en profiterai pour faire parler Sky, en espérant que, s'il est bien dans la situation que j'imagine, mes parents aient d'eux-mêmes pitié du pauvre petit garçon et l'invitent à passer quelques nuits chez nous. Ce n'est pas la place qui manque, dans cette grande maison qu'on devait habiter avec le petit frère que je n'ai toujours pas. Alors que nous arrivons en vue du jardin, Sky se met subitement à courir et sauter en l'air, explosant d'une joie inexpliquée. "Simple sensation de bonheur, il faut profiter des petites choses Arty !" Alors ça, c'est la meilleure. Il est content, pour absolument rien, et il... Il vient de m'attraper la main. Il me fait sautiller avec lui. Cette sensation incroyable que le monde vous appartient. Je ne m'étais pas trompée quand j'ai supposé que cette boule d'énergie pouvait m'apporter beaucoup ! Je le suis dans sa folie subite, c'est tellement beau. Et mon jardin déborde soudain de rires et de cris, nous roulons au sol et nous vautrons dans l'herbe, comme j'aime tant le faire lorsque personne ne me regarde. Aujourd'hui, je n'ai que faire des yeux indiscrets qui pourraient tomber sur cette scène : je ne suis pas seule, et j'aimerais ne l'être plus jamais. Qu'importe l'incertitude, aujourd'hui j'ai un ami. Après un bon repas, mes parents ont proposé à Sky de passer la nuit ici, puisque de toute façon nous ne semblions pas près d'arrêter nos jeux. Et en effet, nous ne faisons que de rares pauses, seulement le temps de prendre un verre de jus multifruits ou un morceau de gâteau au chocolat. Puis, vers la fin de l'après-midi, la clochette du portail gigote, faisant résonner son tintement clair dans l'espace. Comme mon compagnon d'amusement est occupé dans la boue avec un de nos chiens, je cours jeter un oeil, au cas où le vent ne serait pas seul responsable. J'aperçois, sur le trottoir, un grand garçon très pâle, les cheveux bruns bien rangés sur le côté, chemisette sombre à carreaux, style beau ténébreux premier de la classe. Cocktail étrange mais plaisant. M'approchant, je le hèle au passage. "Salut ! Tu... viens voir quelqu'un ? - Oui. Tu es Artemine, je suppose ? - C'est exact. A qui ai-je l'honneur ? - Je m'appelle Gwendal. Je suis un... proche de Sky, mais... Comment dire... Nous ne nous sommes encore jamais rencontrés et il ne connaît pas mon nom. Sais-tu où je pourrais le trouver ? - Adriel ? Non... - Sky ? Qu'est-ce que tu... - Ce gars me rappelle Adriel, mais ce n'est manifestement pas lui. Car, si je ne m'abuse, tu n'es pas un lynx. Bien que tu sentes le lynx. - Le lynx ? - C'est exact, mais je viens de sa part. Il nous cherche actuellement, il est... - En route, oui. Il me l'a dit. Mais il n'a pas parlé de toi, je crois. Qui es-tu ? - L'autre. Je suis l'autre. - Un autre enfant ? Attends une se..." Là-dessus, Sky fuit à nouveau dans le vaste univers, en plein milieu d'une conversation pour le moins étrange. Ses pupilles se rétractent, laissant toute latitude à ses iris magnifique pour m'hypnotiser. Il tangue un peu, comme si ses jambes peinaient subitement à le porter. Je demanderai des explications plus tard, pour l'heure il me faut prendre soin de lui. A commencer par l'asseoir sur le tabouret qui traîne à côté de lui. Il se laisse faire, j'ai l'impression de manier un liquide, comme si je maîtrisais l'eau. Gwendal s'approche, s'assied juste en face, plonge son regard dans celui de Sky, et... disparaît également. Pupilles rétractées, mains pendantes, lèvres légèrement béantes, qu'ils sont beaux. Impossible de savoir si je suis ironique ou pas : je n'ai pas moi-même d'avis sur la question. Je les regarde, simplement, ces deux enfants particulièrement atypiques. ~ "Adriel ! - Adriel ! - Qu'est-ce que... Sky ? Gwendal ? - C'est moi ! - Oui ! - Comment... Lequel est-ce ? - Nous sommes tous les deux là, Adriel. - Gwendal a raison ! - Alors vous avez réussi ? Vous vous êtes contactés par télépathie ? - A vrai dire, à l'instant où je parle, je suis assis en face de Sky, et Artemine veille sur nous. Je lui fais confiance pour prendre soin de nos pauvres corps malheureux laissés à l'abandon pour quelques minutes. - Formidable. Vous vous êtes retrouvés... Me voilà rassuré. Je vais cependant devoir vous quitter rapidement, ma soeur est aux prises avec un loup qui tente de nous dérober notre dîner, nous devons veiller à ce que le reste de sa bande ne déboule pas pour l'encercler. C'est à vous de jouer ! - T'en fais pas grand lynx, on gère la situation jusqu'à ton arrivée. Dépêche-toi ! Allez Gwendal, on rentre." Je crois pouvoir dire avec certitude que ma fratrie sera tout aussi rassurée que moi par cette nouvelle. Mais le contact avec le monde réel se fait brusquement : un coup de patte me déboîte la mâchoire. Des loups. Ils ne sont que quatre, ça nous facilitera la tâche. Posture de combat, concentration ultime, attention à son maximum, muscles bandés et prêts à la détente. Pandore vient déjà d'envoyer un adversaire au tapis, je ne l'ai même pas vue faire. Elle se remet immédiatement en mouvement et décoche un magistral coup de patte au malheureux canidé qui aurait préféré ne jamais croiser son chemin. Il s'enfuit en couinant pitoyablement. Mes crocs se plantent farouchement dans la gorge de mon opposant, le goût du sang se répand dans ma bouche, décuplant ma soif de victoire. Orion, grâce à sa forte carrure, prend le dessus et arrache au loup qui lui fait face toute velléité de combattre. Ma joute continue, je profite de mon avantage d’anticipation, et bientôt le sol rougi fait déraper ma victime dans son propre sang. Je me jette sur la boule de poils rêches et flanque mes pattes avant sur ses épaules, lui intimant de déguerpir sur-le-champ. L'autre ne se fait pas prier, et je constate en me retournant que ma soeur s'est débarrassée du dernier loup. Victoire écrasante, sourires éclatants, et le repas tiède nous attend toujours. Le ciel s'est assombri durant le conflit, pourtant expéditif, et nos yeux brillent dans la pénombre d'une lueur amusée. Jolie bataille, les frangins. Repas avalé en vitesse, nous nous remettons en route avant que la fatigue ne nous empêche d'avancer. Chaque pas en avant nous fait gagner du temps sur la journée de demain, et ainsi de suite. Plus nous marcherons chaque jour, plus vite nous arriverons. Vers l’ouest, toujours plus au sud. Et puis... quoi ? Que va-t-il se passer, une fois là-bas ? Pour la première fois en dix ans, je me pose la question d'un avenir aux côtés de mes protégés. Pourront-ils vivre en forêt avec nous ? Ou devrons-nous nous accoutumer à une existence plus citadine ? Peut-être en viendrons-nous à nous séparer, humains d'un côté et lynx de l'autre, ou bien Orion et Pandore loin de moi... Je ne parviens pas à envisager l'option de la division. Mais comment savoir ? Je tente de me projeter dans un futur imaginaire suite à une hypothétique décision, chaque cas de figure potentiel. Je réfléchis à tout, cependant j'ai conscience de ne pouvoir prédire la suite des événements. Quelques secondes d'avance, c'est tout ce à quoi j'ai droit pour le moment. Après tout, c'est peut-être mieux que de savoir dès maintenant tout ce qui pourrait arriver. ~ Gwendal et Sky se relaient pour me raconter l'histoire d'Adriel, un lynx qui communique avec eux par télépathie. Ils se connaissent depuis toujours, mais n'en ont pris conscience que très récemment. D'autant que Gwendal vient d'arriver ici, ce qui limitait grandement les échanges mentaux jusqu'à son emménagement dans la région. Lorsque je lui ai demandé d'où il venait, il a été très vague, parlant d'un endroit éloigné mais refusant d'en dire plus pour le moment. Tous ces secrets... Mais je comprends qu'on puisse en avoir pour une gamine impertinente dont on vient de faire la connaissance. C'est pourquoi je ne les presse pas encore de questions, préférant en apprendre petit à petit un peu plus, de leur propre chef. Après tout, Sky m'a lui-même raconté son histoire, du moins en partie. Comme il se fait tard, Gwendal prend congé et nous nous donnons rendez-vous ici-même, demain matin. Sky et moi réintégrons le salon pour le repas du soir, sous le regard ravi de mes parents. "Un dessinateur de talent sous notre toit", je crois les entendre d'ici. Peu importe, tant qu'ils acceptent mon ami. Nous mangeons en bavardant, racontant nos jeux et l'arrivée inopinée de Gwendal, que nous présentons comme un vieil ami de Sky, qu'il n'avait pas vu depuis longtemps. Puis vient le moment où, tombant de fatigue, nous partons nous coucher. Mon domaine, c'est le premier étage. Le plafond est très haut et, quand on monte les escaliers, une grande fenêtre apparaît au bout du couloir, ouverture totale d'un mètre de large, limitée en haut et en bas par seulement cinq centimètres de mur. A gauche, les toilettes, puis la salle de bain un peu plus loin, et enfin la pièce des animaux. Ils circulent bien sûr dans toute la maison, mais cet endroit leur est réservé : ils en sont les maîtres, et nous n'entrons que très rarement, afin qu'ils aient leur intimité. D'ailleurs l'étage est très peu fréquenté, sinon par moi. A droite de l'escalier, ma chambre, qui occupe la moitié de l'étage. La porte a été démontée et le grand mur donnant sur le couloir démoli, à ma demande, afin d'être remplacés par un paravent et des tentures. Des tentures, d'ailleurs, il en pend de partout dans la pièce, tombant du plafond ou fixées aux murs; des grandes, des petites, des longues, des courtes, des carrées, des rondes, des triangulaires ou rectangulaire; de toutes les couleurs, du rouge, du jaune, du bleu, du vert, du violet, de l'orange, du noir, du blanc, et de simples voiles transparents. Une fois la première rangée passée, on fait face à un mur de lumière naturelle : la paroi opposée est une grande baie vitrée, prolongée d'un mince balcon de métal ouvragé. Contre le mur de gauche, un très grand lit à baldaquin, dans les teintes orange, et mes coussins préférés : traversin C3PO, oreillers La Belle et la Bête ou Scooby-Doo. Mes parents ont apporté un deuxième matelas dans ma chambre, je propose mon lit à Sky et m'installe sur l'autre. C'est bon de changer de couchage. Mes murs, outre les tentures, comportent des imitations de tableaux célèbres, des posters de mes groupes préférés (Queen, les Sheriff, Rammstein, Manu Chao, ou encore les Sex Pistols), des photos de ma famille, animaux compris, et un grand miroir où j'affiche tous mes pense-bête. En face de mon lit, comme pour encadrer le miroir, mes parents ont fixé des étagères de diverses formes : arbre, escargot, chat... Elles ploient sous les bouquins, les pauvres. L'intégrale de Tolkien, tous les Harry Potter en grand format, la Bible et le Coran, des mangas comics et bandes dessinées, Camus, Flaubert et Zola, Verlaine, Shakespeare, Giono, et bien sûr mes chouchous : Victor Hugo et Arthur Rimbaud, Maxime Chattam et Stephen King. Dès ma plus tendre enfance, ma tante, prof de lettres en école supérieure, et mon père, écrivain assez célèbre, ont tenu à ce que je sois mêlée aux meilleurs auteurs, quitte à me mettre quelque peu à l'écart de mes camarades. J'ai acquis de cette manière une élocution particulière qui, pour déplaire à ceux de mon âge me trouvant pédante, ravit les adultes qui entament des conversations avec moi. En plein milieu de ma chambre, mon oncle, professeur de danse pour adultes, a fait poser une barre verticale, comptant m'apprendre au plus vite à manier l'art du langage corporel. J'avoue ne pas savoir exactement où il veut me mener, mais tout le monde a l'air ravi. Mon cousin, lui, m'a offert du matériel de musculation miniature, sachant que je suis passionnée par les héros de films d'action, et ma cousine me fournit à peu près toutes les peluches et même tous les jouets que je lui demande. Enfin, ma mère, mannequin très en vogue et chanteuse adulée, a toujours tenu à se charger elle-même de ma garde-robe, selon mes goûts bien sûr. Elle m'apprend la mode et le maintien, me donne de nombreux cours de chant, et désespère quand je tente du scream ou du growl en écoutant Amon Amarth ou Napalm Death, des groupes de metal. Ma mère préfère Ozzy Osbourne, elle dit que ma voix se développera mieux si je suis son exemple que si je me "disperse en fragilisant mes cordes vocales sans apprentissage". Je sais bien qu'elle a raison... Mais c'est tellement drôle de voir la tête des gens quand je n'en fais qu'à ma tête et que je produis un son guttural si sympathique. "Bienvenue dans mon antre, cher esprit rêveur !" Après avoir contemplé ma chambre d'un air presque suspicieux, Sky me regarde et me dit que ma famille semble très riche. C'est un fait. Alors, nous gagnons chacun notre lit, et nous endormons comme des masses, épuisés. A demain, mes amis. ~ La nuit fut courte, mais je me sens reposé. Plus qu'à continuer notre périple. Etrangement, mon état d'esprit pessimiste d'hier s'est envolé aussi vite qu'il était apparu, c'est tant mieux. Je n'aime pas broyer du noir, et m'inquiéter pour l'avenir ne m'avance à rien. Ce matin, nous nous trouvons face à une rivière immense et tumultueuse, dont les rapides charrient branchages et troncs plus ou moins imposants. Traverser ce courant semble un suicide, mais qu'importe, nous nous entraiderons. Tandis que nous scrutons l'autre rive, un tronc énorme se coince dans les racines d'un arbre de la berge. Curieux, nous l'observons pivoter petit à petit, jusqu'à se stabiliser en travers de la rivière, nous permettant de tenter une traversée périlleuse. Le pont improvisé reste immobile le temps de notre passage, mais quand Orion, qui ferme la marche, manque à nouveau de trébucher, et plonge dans notre direction, le tronc massif se déloge brusquement, provoquant un remous intense que notre frère peine à éviter. Puis l'arbre mort reprend tranquillement sa course en direction de la mer. Depuis trois mois, Sky, Gwendal et moi communiquons régulièrement tous les trois par télépathie. Ils me parlent énormément d'Artemine, cette humaine me semble tout à fait délicieuse. J'espère que nous nous entendrons aussi bien tous les six qu'ils le font tous les trois. Sky m'a expliqué qu'il vivait à présent chez son amie, et chez Gwendal une semaine sur deux. Je ne comprends pas bien les détails "administratifs" ou autres, comme il dit, mais je suis ravi de savoir que des gens prennent soin de lui au quotidien. Il a également fait son entrée à l'école, selon lui c'est un endroit où on enferme les enfants pour qu'ils apprennent des choses. Même si ça me paraît ridicule, je n'en dis rien : après tout, les coutumes des humains me dépassent. Les trois enfants sont dans la même classe, ça signifie qu'on les enferme dans le même endroit et qu'ils entendent les mêmes choses. Ma soeur, mon frère et moi avons bien avancé, mais notre destination est encore loin. Nous avons traversé partiellement plusieurs pays en trois mois : Allemagne, Pays-Bas, Belgique. La France, nous la parcourons du nord vers le sud depuis un bout de temps déjà, et une fois arrivés dans les montagnes où vivent mes humains, nous étudierons précisément l'itinéraire pour les rejoindre. Nous pensons atteindre les Pyrénées dans la matinée. Notre but approche. En route, mauvaise troupe ! ~ La rentrée s'est bien passée. Je ne sais pas vraiment de quelle manière mes parents et ceux de Gwendal ont réussi à inscrire Sky à l'école, puisqu'il n'a ni parents ni nom de famille, mais il a commencé l'année de CM2 avec Gwen et moi, dans la classe de madame Héri. Elle va de surprise en surprise avec lui : on l'a prévenue que Sky n'avait jamais mis un pied dans un établissement scolaire, premier choc. Elle s'attendait ensuite à ce qu'il ne sache ni lire, ni écrire, ni rien, en fait, et il se trouve être parmi les plus doués de la classe. La seule matière qui le dépasse complètement pour le moment, ce sont les mathématiques. Je suis plus douée que lui en musique et en géographie, Gwen est incollable sur l'histoire de France et même d'Europe, d'Afrique, d'Asie. Il n'y a bien que l'Amérique qui lui résiste encore, mais il se documente sans arrêt sur le sujet. Et puis, dès qu'il s'agit de dessiner, Sky nous met la pâtée à tous. Bien que Gwen soit un génie de la peinture, il ne maîtrise ni le crayon de couleur, ni le feutre, ni la craie grasse, ni même le crayon de bois, ou à peine. Ce sont les domaines de prédilection de notre gamin à tête de lynx. D'ailleurs, depuis que Gwen est arrivé dans la région, j'ai remarqué que lui aussi avait quelque chose de félin, dans sa démarche et ses gestes. Si Sky a clairement une ombre et des yeux de lynx, Gwen, lui, a cette élégance et ce port altier qui font la grande classe des chats. Son sourire me laisse perplexe, il semble à la fois très franc et étonnamment hautain, ou presque, comme s'il mettait une certaine distance entre le monde et lui. Sky a un sourire goguenard très enfantin, peu surprenant pour un gamin de dix ans, me direz-vous, mais c'est différent : il déborde de joie de vivre et d'assurance, mais n'a jamais les pieds sur terre. Il est plein de vie, comme aucun humain au monde, et rêve plus fort que tout; il croit en ses rêves, même s'il n'en parle pas et n'en a peut-être pas conscience. C'est incroyable qu'il retienne tant de choses alors qu'il n'est jamais concentré. Il y a quelques semaines, après le premier jour de cours, j'ai accompagné Sky chez Gwendal, pour sa première nuit là-bas. Nous n'y avions encore jamais mis les pieds, et je m'étonnais de ne pas connaître l'emplacement de la maison. Puis j'ai compris que la famille avait rénové l'ancien pigeonnier, le rendant habitable après plusieurs mois de travaux. Ils avaient donc emménagé durant l'été, alors que le terrain était à leur nom depuis le début de l'année. Nous sommes dans une petite vallée encastrée au flanc d'une montagne, et le pigeonnier se situe plus haut sur la même montagne. Un peu à l'écart du village, la nouvelle maison en est séparée par un petit ruisseau d'eau claire, coulant directement d'une source délicieuse en amont. Ils n'ont pas vraiment de jardin, du moins pas délimité par une quelconque clôture ou haie, mais ils sont au centre d'une clairière en plein milieu d'un petit bois où l'on trouve toutes sortes de champignons. Depuis le village, on peut deviner la clairière, mais pas la maison, et depuis celle-ci, on voit distinctement le village en contrebas. Les bruits de la forêt bercent Gwen tous les soirs et l'éveillent tous les matins, il adore ça et se réjouit de connaître encore longtemps ces moments. Mais parlons de cette fameuse habitation, entourée d'un petit potager et de quelques arbres fruitiers. Elle a toujours cette forme atypique, cylindrique, mais quelques ajouts ont été faits. Le rez-de-chaussée est évasé, élargi de plusieurs mètres, uniquement avec des parois de verre. L'espace ainsi acquis est aménagé en salon et salle à manger, permettant à la famille de prendre ses repas en admirant la vue et profitant du soleil. Puis, derrière le mur de pierre, on trouve deux pièces essentielles : la chambre des parents, petite mais confortable, et la salle de bain-toilettes, munie d'un bac de douche se vidant directement dans le sol en-dessous. Un mince couloir sépare les deux, et l'escalier vers l'étage commence en plein milieu, puis tourne et continue en colimaçon au niveau du mur, au-dessus de la salle de bain. Une mince rambarde évite la plupart des chutes, mais il y a matière à s'amuser de multiples façons : tractions sur le garde-fou, slalom entre les tiges qui le soutiennent, cordages à suspendre un peu partout, cabane à construire... Enfin, c'est la chambre de Gwendal : spacieuse, aérée, éclairée par de grandes baies vitrées tout autour (ils ont remplacé à peu près toutes les pierres d'origine par d'immenses carreaux, puisqu'il n'y a aucun vis-à-vis et que c'est un étage), et parée de meubles en bois uniquement. Depuis peu, et pour Sky, il y a deux lits, l'un au sol et l'autre sur une petite mezzanine à mi-hauteur. Les garçons alterneront, puisqu'ils sont tous deux tentés par le lit du haut. Gwen entrepose ici une quantité phénoménale de bouquins, sur beaucoup de sujets différents : l'histoire représente une bonne partie des ouvrages, ainsi que les diverses mythologies répertoriées, mais on trouve aussi des romans policiers, de la science-fiction et des manuels d'apprentissage des langues. Anglais, Allemand, Espagnol, Italien, Russe, Hindi, Polonais, Swahili, Coréen, Japonais, Chinois, Portugais, Gaélique, Irlandais, Tamoul, Urdu... Je ne connais même pas toutes ces langues, sans parler de les apprendre. Cet enfant m'impressionne. Sky a plongé dès la première fois vers ces livres, précisément, paraissant non seulement intrigué et passionné, mais déjà en plein apprentissage. Il sera bien ici, je le sais. Depuis cette première fois, nous passons beaucoup de temps autour de chez Gwendal : tellement d'espace, ce serait triste de ne pas en profiter. Et de temps à autre, ils me relatent les péripéties de leur ami Adriel et de sa fratrie. Ce matin, par exemple, ils étaient enchantés de m'annoncer que les lynx venaient d'arriver dans les Pyrénées. Je suis ravie également : ça signifie que je vais bientôt rencontrer de vrais lynx ! ~ Les montagnes, tout autour. C'est magnifique. Maintenant que l'arrivée est proche, nous pressons le pas, encore et encore, dans l'espoir de glaner quelques minutes, quelques mètres ou kilomètres. La rencontre est pour bientôt, je jubile ! Surtout, ne pas se laisser déconcentrer par quoi que ce soit, et encore moins se laisser surprendre par quelque prédateur ou ravin. Ce n'est pas le moment de se casser une patte. Alors, j'augmente la cadence de mes transes, j'intensifie les communications, je cherche à me diriger le plus précisément possible entre ces vallons et ces collines, immenses. Mes humains m'aident, ils recherchent des itinéraires et des moyens de me localiser, ils me guident de leur mieux. Nous progressons si vite. Et puis un matin, je reconnais des images vues par les yeux de mes protégés. Nous sommes juste à côté ! A proximité les uns des autres ! Plus que quelques minutes, sans doute... Une heure passe. Nous avons décidé de nous retrouver en terrain sécurisé. Je découvre enfin la clairière qui entoure la tanière de Gwendal. L'endroit est superbe. Et là, au beau milieu de cet espace, juste devant l'espèce de bloc de pierre et d'eau, non, de verre, j'aperçois trois silhouettes, trois humains, trois enfants... L'excitation est à son comble. En même temps j'appréhende légèrement, j'ai peur de ne pas être à la hauteur de leurs espérances. Et puis, comment allons-nous nous parler ? Continuer la télépathie ? Je ne me sens pas capable d'apprendre le langage des humains à l'oral. Et eux, seraient-ils capables de communiquer comme nous ? Et Artemine ? Je m'avance, incertain, Pandore à ma droite et Orion à ma gauche, quand soudain... ~ Je suis si heureuse. Pandore, Orion, j'en suis sûre à présent : nous venons de développer le même genre de lien que celui qui existe entre Sky, Gwendal et Adriel. Ils m'ont parlé de ce phénomène rare, tout le monde est sûr que ça n'était jamais arrivé entre un humain et deux anges-animaux, comme ce n'était sûrement jamais arrivé entre deux humains et un ange-animal. Nous sommes exceptionnels. A nous de nous en montrer dignes. ~ Toutes mes craintes s'envolent. J'avais peur, un peu. J'avais hâte, surtout. Rencontrer les trois fameux, les trois superbes. Ils ont mon âge, ils ont notre âge, ils ont l'âge de mes deux compagnons. Ce lien si puissant... Je le ressens. Il m'attire vers... Ce lien. Je n'ai jamais expérimenté une telle chose. C'est fulgurant, c'est fabuleux. Toi qui me fais face, je sais tout de toi, tu sais tout de moi. Je suis Adriel, je suis Artemine, je suis Sky, je suis Orion, je suis Gwendal, je suis Pandore. Je suis. Car à cet instant précis, chacun de nous connaît exactement la même sensation. Nous le sentons. Cette communion est surnaturelle. Je ne peux pas expliquer. Nous sommes. Et je ne serai plus jamais seul.e, plus jamais. *Ceci n’est pas la fin de l’histoire, mais la première partie est terminée. Je tiens à préciser qu’à la base, je comptais faire deux ou trois paragraphes concernant mes deuxième et troisième prénoms, Sky et Gwendal, pour dire un peu d’où ils venaient, et utiliser le pseudo Adriel pour les présenter. Et puis c’est parti en couilles, je sais pas trop comment...*


9 février 2017.

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