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Double Voix

Dernière mise à jour : 4 juil. 2023

(Les premières pages du petit roman que j'ai écrit. Le seul que j'aie fini. J'ai la version complète quelque part.)



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Les spots s’allument, les planches s’illuminent sous les rais de lumière crue. Quelques notes au xylophone, puis une voix s’élève. Elle est chaude, profonde, claire et sombre, elle est grave presque rauque, douce presque aiguë, elle est variable et caressante. Légère, elle devient puissante et emplit la salle immense d’un son pur. Elle vibre, elle danse, elle nage et noie les cœurs de tous ceux qui ont osé pénétrer dans ce sanctuaire. Son ombre s’étend jusque dans le moindre recoin, sa main éthérée se pose sur tous les yeux, qui laissent échapper des soupirs ou une larme. Le public est conquis. Alors, un trait pailleté se déplace et éclaire une silhouette jusqu’ici invisible, laissant apparaître… Marco se réveille, des étoiles plein les yeux, et regarde à son côté Tessa qui émerge petit à petit, avec dans le regard le reflet de ses étoiles. Leurs rêves ont toujours été liés. Elles n’en parlent pas avec les autres, les autres n’ont pas besoin de savoir, et ils n’ont pas besoin des autres pour exister et fusionner, ils sont en osmose parfaite. Mais ce rêve, c’est le leur depuis tant d’années. Ce matin, ils ont un an de plus, Marco en premier, et elles savent que ce jour leur apportera la joie d’être aimées, entourées, et le désespoir de n’être toujours pas montées sur scène. Marco et Tessa, leur rêve, c’est d’être un artiste, un chanteur à eux deux, leurs voix se complètent à la perfection. Parfois, on dirait qu’ils n’en ont qu’une, et parfois, loin de se dédoubler, elle devient multiple, elle vient par dizaines. Leurs amis vont arriver, il leur faut se préparer. Ils ne chantent jamais devant les autres, mais dès qu’il n’y a personne, ça fanfaronne ça explose dans tous les coins, les voisins doivent être au courant depuis le temps. En canon ce matin, l’une prépare un petit-déjeuner pendant que l’autre choisit les vêtements de la journée. Marco n’a aucun goût en matière d’habillement, et Tessa aucun pour la cuisine, ils se complètent dans tous les aspects de leur vie. Eternels célibataires, ils ne font que flirter, et ça convient à tout le monde sauf aux cœurs brisés qu’ils laissent dans leur sillage. Mais ils n’y peuvent rien, ils ne tombent pas amoureux. L’armoire caquète, Tessa en sort une chemise à jabot pour lui et un polo pour elle, un jean patte d’eph pour elle et un pantalon serré pour lui, chapeau de cow-boy pour tout le monde. Le placard grince, Marco en sort du chocolat en poudre, le pain et les céréales au maïs, puis deux bols, deux verres, deux cuillers, un seul couteau à bout rond. Le frigo, beurre salé pour elle, demi-sel pour lui, lait de noisette pour lui et d’épeautre pour elle, confiture d’airelle pour elle et de figue pour lui, pâte à tartiner pour eux. Jus de pomme évidemment. Retour au placard pour la pâte, donc. Fais chauffer le grille-pain, Tessa, Marco pose tout. Elles s’attablent toutes deux, repas consistant pour supporter l’intense journée qui s’annonce. Elles savent que certains amis leur ont prévu des surprises, ça va bouger. Mais ils prennent leur temps, Tessa et Marco ne savent pas manger vite. Combien de fois faut-il mâcher chaque bouchée, dis-moi, Tessa ? Chacun le fait largement. Ils papotent et programment leur vie d’idole, même si elle n’existe que dans leurs yeux, leurs mots. Une heure plus tard, on s’habille, puis on remballe tout, chacun sa part, jamais la même, pour qu’aucun ne se lasse. La vaisselle est pour Marco, le balai pour Tessa, aujourd’hui. Comme il va y avoir foule dans la maison, il faut ranger et nettoyer. Juste la cuisine, le reste a été fait hier. Ils ne feront pas leur lit, personne n’entre dans leur antre. Nourrir les compagnons. Flubber, le chat, puisque les chats sont des liquides rebondissants. Ecureuil et Toupou, les cochons d’Inde, parce qu’ils ne sont pas roux. Serdaigle, le corn snake qui ne se mange pas, et Vamp’, la chauve-souris qui s’était perdue et n’a jamais goûté au sang. Tout ce beau monde se balade en alchimie avec l’habitation, elle a été pensée pour eux, repensée plutôt. Soudain, la sonnette retentit, et tout ce beau monde se précipite vers la porte. Tessa et Marco s’y rendent plus doucement, et la porte s’ouvre sur trois visages angéliques, Will Sasha et Peter, tous les trois ont seize ans, les gens les confondent bien qu’ils n’aient aucun lien de sang, ils sont presque aussi inséparables que Marco et Tessa. Dans la même classe à l’école, dans le même cours de musique malgré leurs instruments divers, dans le même club de natation, et dans la même rue. Dans ce cours de musique, on trouve toute la bande, mais pour l’heure, le trio blondinet entre dans la maison et couvre nos jumeaux de fleurs. Ils ont pensé aux violettes et aux jonquilles pour Tessa, aux tulipes et aux boutons d’or pour Marco. On s’embrasse, se cajole, se débarrasse des manteaux, et on s’installe en vrac dans les canapés. Un immense canapé très doux, violet, moelleux, avec des tas de coussins et de petits accoudoirs, pour Tessa, et un à peine plus petit, doré, de la même matière, mais sans coussins, avec des accoudoirs plus vastes, pour Marco. Peter, comme à son habitude, se perche sur le dossier doré, entre les deux spirales de bois. Il hurle de rire sans raison, comme toujours, et s’exclame qu’on devrait mettre un panneau «Entrez en courant» sur la porte, pour que personne ne patiente devant et qu’on n’ait pas à aller ouvrir toutes les cinq secondes. Comme pour lui répondre, la sonnette se manifeste à nouveau, mais Mireille et Mathieu n’ont pas l’habitude d’attendre qu’on leur ouvre, ils entrent. Mireille ne s’appelle pas Mireille, il s’appelle Romain, mais ce surnom lui colle à la peau depuis le collège. Juste un prof dont la langue a fourché, c’est resté. Mireille et Mathieu sont jumeaux eux aussi, et notre groupe de sosies est au complet. Des bruits courent sur eux tous, le gang des sosies, l’inverse de la bande de jeunes à moi tout seul. On les trouve bizarres, on les évite ou les admire. A l’école de musique, ils sont adulés, en raison de leurs talents respectifs. Peter joue du xylophone et de la flûte traversière, mais c’est un as de la flûte de Pan. Will adore sa guimbarde, mais quand on sort la clarinette on passe dans un autre niveau. Sasha ne se sépare jamais de son tambourin, mais excelle au saxophone. Mireille est bassiste, et Mathieu, batteur. Marco et Tessa sont accordéonistes et joueurs de lyre, leurs instruments secondaires sont le xylophone, la flûte traversière, et le hautbois. En bref, ils sont les petits prodiges du prof. Tous chantent gaiement en classe et ailleurs, sauf Tessa et Marco, qui prétendent ne pas savoir. Mais au lycée, comme au collège avant ça, on les voit certes comme une bande d’originaux, mais surtout comme des gens pas très fréquentables. Parfois ça les arrange bien, de pouvoir se retrouver entre eux sans voir des inconnus s’incruster. D’autres fois, ils aimeraient s’approcher d’un nouveau à l’air sympathique, mais ils savent que s’il ne s’intègre pas avec eux il deviendra un paria pour tous les autres. Ils sont presque pestiférés, et pourtant, ce sont des gens bien. Cela étant, Marco et Tessa ne sont plus au lycée depuis longtemps. Ils sont les plus vieux de la bande. Aujourd’hui, ils ont vingt-deux ans, déjà. Et c’est Peter qui le leur rappelle, depuis son perchoir, en leur envoyant un avion en papier à chacun. L’un est jaune, l’autre violet, mais chacun contient une invitation à un jeu de piste. Intégralement situé sur le papier. Après quelques acrobaties, Marco et Tessa lisent ensemble une adresse. C’est de l’autre côté de la ville, mais Peter semble tellement surexcité que tout le monde se met d’accord pour commencer par là. Un petit tour de la maison, tout ouvrir pour que tout le monde puisse sortir, puis les humains se dirigent vers la porte. Sauf Peter, bien sûr, qui passe par une fenêtre, comme à son habitude. La ville n’est pas bien grande, il ne leur faut qu’une demi-heure pour arriver dans un quartier plutôt impersonnel, une série de bâtiments semblables avec une petite cour sans herbe. Marco et Tessa ne sont jamais venus ici, en tout cas ça ne leur rappelle rien. Ce n’est pas une rue très attrayante, aucune activité particulière, rien que des encarts publicitaires. Ils avancent jusqu’au numéro 8, dont la devanture indique «Tamara en boîte». Contrepèterie, ou jeu de mot ? Le nom sur la boîte aux lettres soutient la deuxième option. Nous sommes donc en présence d’une personne qui a de l’esprit, et qui aime le montrer. Ou simplement, qui aime rire. Un bon point, de toute façon. Tout notre petit monde entre, on est un peu à l’étroit. Personne ne semble savoir ce que mijote Peter. Un petit couloir mène à une pièce pleine de matériel informatique : des câbles, des moniteurs, toutes sortes de bidules pour recevoir, modifier, corriger, optimiser, enregistrer et diffuser de la musique. On dirait presque une partie de studio d’enregistrement ou une antenne de radio. La porte du fond s’ouvre sur un petit bout d’humain potelé. «Peter. Je t’avais pourtant interdit de remettre les pieds ici. Tu vas subir mon courroux. GNYAAAAAHAAAAAA ! hurle le personnage, se précipitant sur Peter, qui éclate de son rire tonitruant. Je plaisante, ne vous en faites pas. Je m’appelle Tamara. Vous êtes Tessa et Marco je suppose ? On va avoir besoin de vous dans la pièce à côté. Suivez-moi. Les autres, ne bougez pas. Enfin, ne sortez pas de la pièce. Mes enfants, fermez les yeux pour le trajet.» Elle les entraîne vers la porte d’où elle a fait irruption, les lumières sont éteintes, manifestement il est inutile de fermer les yeux. Après une nouvelle porte, Tamara déclenche une apocalypse de confettis et paillettes, en même temps que l’interrupteur de la pièce, révélant ainsi une large banderole multicolore marquée d’un immense «JOYEUX ANNIVERSAIRE A NOS VIEUX JUMEAUX FAVORIS». Tout le matériel de prise de voix est là. Les jumeaux concernés commencent à se demander si on ne leur a pas, en fait d’anniversaire, préparé un traquenard. Mais c’est impossible. Personne ne sait qu’ils chantent. Aucun de leurs amis ne les a jamais entendus. Personne ne sait, personne n’a vu, personne n’a pu. Alors que font-ils là, et pourquoi ces regards de connivence dans l’autre pièce ? Tout le monde semble murmurer à qui mieux-mieux, mais d’ici, on ne peut rien entendre, sauf s’ils le veulent… Manifestement, aucun ne le veut. Prendre son mal en patience ? Jamais. Mais Tamara a fermé la porte à clef derrière elle. Sortir risque d’être compliqué. Tout le monde les regarde. Peter. Tant de paires d’yeux fixées sur eux deux. Tamara le sait, l’a senti. Elle tire un rideau, ils deviennent tous invisibles, ils n’existent pas. Quelques notes s’élancent dans le silence, elles percutent le cœur unique qui bat dans leurs deux poitrines. Sourds à tout ce qui pourrait les distraire, ils n’entendent plus que ces palpitations, ils sentent cette vibration critique, ils s’enfoncent dans les pulsations. Plus rien n’existe. Le sol disparaît, le ciel les engloutit, ils ne font plus qu’un avec l’univers pourtant plus rien n’existe. Le son s’efface pour faire partie d’eux. Les pieds battent la mesure du temps qui n’veut pas s’arrêter, le temps n’est plus les pieds ont disparu. Alors leurs yeux fermés voient ce que personne ne connaîtra, l’extase ultime, partagée, ces volutes colorées qui les entraînent loin du monde réel, loin de ce qui est ou a été, loin des aléas de la vie, loin de tout, loin de rien. Au cœur de leur propre cœur la poésie s’éveille, les mots s’évadent de leurs lèvres, leurs doigts s’entrelacent pour leur apprendre les notes. Cette sensation qu’ils connaissent si bien, l’émoi s’empare de leurs corps, ils dansent sans bouger, l’âme au bord des lèvres. Chacun de leurs poils se hérisse, une seule gorge produit mille sons à l’unisson, une seule et pourtant deux, donnant naissance à des centaines et des centaines de voix. Alors la musique devient plus forte, les attirant vers ce qui la diffuse, au milieu de la pièce, et ils vivent, ils aiment, ils chantent. L’instant s’étire, l’existence n’a plus qu’une raison d’être : deux enfants qui chantent la vie l’amour la mort, qui chantent tout ce que leur fait cette chanson, de simples mots sur un piano, quelques notes et quelques lettres, qui les envoient au septième ciel. Leur voix résonne entre les murs, les transperce, se répand dans le studio entier, et frappe d’un uppercut en plein cœur celui qui vient d’entrer. Les voiles de son s’infiltrent dans le moindre interstice, et il écoute, il n’écoute plus il nage, il s’envole, il vit. Il n’est plus là c’est son âme, son corps n’est plus que cette voix, cette voix qu’il sent plus qu’il ne l’entend. Cette voix, qui se dédouble et se multiplie, cette voix chaude et intense, forte et douce. Alors que ses yeux se ferment, il respire à nouveau, il respire et renverse la tête en arrière, il vit et invente, il rêve et fermente, bientôt il sera mûr. Ses paupières le protègent de ce qui n’est pas la musique, ce qui n’est pas cette voix magistrale, ce qui n’est pas cette pureté intense. Cette caresse sur la nuque, ça n’est pas un simple frisson, c’est la main de la chanson, si fraîche, légère comme la rosée elle se pose et laisse des fils de soie le long de ses pores. Ce souffle sur sa poitrine, c’est son cœur qui ouvre le passage, le son s’insinue dans ses secrets et l’enlève à la réalité. Happé, il rêve à nouveau, il voit la cascade de cheveux, les yeux qui changent, l’âme superbe qui danse devant lui. La bouche se pose doucement sur la sienne, ce goût de pomme comme s’il respirait au cœur non pas d’un verger mais d’un pressoir, la pomme croque sous sa dent et la peau caresse ses lèvres… Mais déjà, l’orgasme le quitte, la transe s’achève, la voix s’est éteinte dans un dernier silence intense. Aujourd’hui, il a vécu une vie entière. Aujourd’hui il est mort. Aujourd’hui il a aimé. Aujourd’hui il est né. «Tiens, t’es en avance aujourd’hui, mon joli. Je croyais que tu enregistrais dans une heure ? - Hein ? C’est le… Quoi ? Pardon, euh… Salut, Tam. Oui, dans une heure, c’est ça, mais j’ai fini un truc plus tôt que prévu, je voulais… Je sais plus… Oh, bonjour au fait, je m’appelle… - Lyss. On… a déjà entendu parler de toi. Vaguement. Moi, c’est Peter.» Lyss, c’est un chanteur connu de nos jours. Venu d’un petit village, il a construit son succès presque tout seul, et son nom est sur toutes les lèvres. Les ados ne jurent que par lui, et même si les étudiants essaient de se faire plus discrets, de se donner des airs, dans la solitude de leur chambre ils succombent à ses paroles assassines ou caressantes, il a charmé plus qu’une génération, une dimension. Ce n’est pas sa voix, sa façon de chanter, ce sont ses mots qui touchent. Il chante la vie, chante l’océan, il chante l’humanité, il vise et tire, à la fin de l’envoi il touche, chacune de ses chansons fait mouche. Derrière cette célébrité se cache un garçon comme les autres, comme aucun autre, un enfant plein de rêves et qui ne veut pas regretter. Derrière cette image publique, il y a un cœur qui bat, il y a une âme qui vibre pour la musique, il y a un être doux et sensible qui n’a pas encore remarqué les larmes échappées d’entre ses cils, elles marquent ses joues telles des paillettes presque invisibles, mais tout le monde dans la salle a déjà noté. Il peut faire semblant devant son public, pas devant ses sentiments. Mélomane jusqu’au bout, il a vibré si fort qu’il en tremblerait encore. Ce n’est pas un chanteur à l’ancienne, il vit avec son temps, à quelques détails près. Il est plus vrai, plus conscient, moins vieux jeu quelque part. Et là, dans ce studio d’enregistrement, lui qui est habituellement tellement en avance, tellement plus que les autres, c’est lui qui a pris une claque. Pas à cause des paroles, elles n’avaient pas d’importance, il ne les a même pas entendues. Non, c’est cette voix, cette puissance, cette légèreté, cette méfiance parfois et cette sincérité surtout. La vérité dans les sons, plutôt que dans les mots. Si seulement quelqu’un avait la puissance de cette vérité de tous les côtés… Frappé par cette idée, il s’éclipse discrètement vers les toilettes pour se remettre les idées en place. De l’eau, il lui faut un océan. Tamara ouvre finalement la porte pour libérer les vieux jumeaux. Ils rejoignent leurs amis et périssent noyés sous les applaudissements, les acclamations, les accolades. Le rouge des joues atteint le corps entier, ils ne savent plus où se mettre, leur regard croise celui de Peter. Oh, Peter. Sale gosse insupportable. Pourquoi. Merci. Déteste. Gentil. C’était un pari fou, maintenant fini de rire tout le monde rentre à la maison, besoin de calme pour digérer cette immonde trahison. Adieu Tamara, merci pour tout. Vraiment. Ce fut un grand moment. On se rhabille, se relève, et l’équipe réintègre le confortable logis des jumeaux. L’été touche à sa fin, il fait encore chaud même avec les fenêtres grandes ouvertes. Nos deux héros s’enfoncent ensemble dans un des canapés, trop perturbés pour se lâcher. C’était un très beau cadeau, mais l’épuisement est total. Le stress retombe petit à petit, seuls leurs amis les ont entendus. Et cette Tamara, mais elle gardera le secret, selon Peter. Son petit air angélique empêche quiconque de lui en vouloir. Visage encadré de boucles blondes, deux hublots ouverts sur le bleu de l’océan, une profondeur inégalée, les différentes teintes se complètent jusqu’à révéler des coraux colorés et des poissons chatoyants sans chats. Comment lui faire des reproches ? Son sourire est un ravissement permanent, et son rire cristallin est la première porte vers le bonheur. Alors on rit, tous ensemble, on chante, ça y est les voix se mêlent, pour la première fois tout le groupe chante ensemble, en un capharnaüm finalement assez mélodieux, et ce moment devient la première fois, la première fois de chacun, même s’ils ont tous déjà chanté avant. Parce que la nouvelle voix, la double voix, apporte à l’harmonie une texture tellement plus chaude, plus diverse, plus complète. L’alchimie entre les voix et les cœurs, les voies et les chœurs. Et ils rient, et ils pleurent. «C’est parfait. Fantastique. Admirable, encense Will. Vos deux tonalités sont proches, et en même temps différentes… - Mais elles s’accordent superbement, achève Sasha. - Vous nous avez caché ça pendant si longtemps, marmonne Mathieu, pendant que Mireille le crie haut et fort. - Et dire que c’est un hasard si j’ai pu vous entendre… Ah oui, c’est vrai que je ne vous ai rien raconté. En fait, c’est tout bête : la semaine dernière, j’étais en intense réflexion quant au cadeau que j’allais vous faire, je pensais au départ à un gros pot de miel, mais je me suis dit que ça collerait mieux avec Mireille, puis j’ai cru qu’un labrador, mais avec Staline, euh pardon Flubber, ça ne passerait pas, j’ai sérieusement envisagé de vous couper les cheveux dans votre sommeil pour vous faire une coiffure plus à la mode… Et puis un soir, j’ai voulu passer vous voir, à une heure où d’habitude on est tous occupés. Et là, devant la maison, j’ai entendu… Pas besoin de vous décrire mon émotion, on l’a tous ressentie tout à l’heure au studio. J’ai dégouliné au sol, misérable dans mes larmes, avec un sourire niais, et j’ai pris ma décision. Aller voir Tam, celle qui m’avait enregistré il y a trois ans pour ma surprise aux parents, lui expliquer, en espérant qu’elle accepte. Une séance surprise, sans votre accord, avec seulement ma parole que ça en valait la peine. Elle était pas ravie au départ, mais j’ai réussi à la convaincre avec mon charme naturel, et on a tout préparé à deux. J’aurais voulu en parler aux autres, mais y en a forcément un qui aurait cafté. Je regrette pas !» Un génie, ce petit. On se lance maintenant dans l’ouverture des cadeaux disons plus classiques, plus palpables. Sasha a apporté un énorme gâteau au chocolat, un fondant, comme on les aime, avec quelques fraises et de la chantilly sur le dessus, Marco note la minutie de la décoration. Mireille et Mathieu offrent une paire de chaussures chacun, Tessa apprécie la qualité. Will sort de son sac à dos un petit tableau peint le mois dernier, son œuvre ravit les yeux et le nez : des parfums dans ses boîtes à peinture, comme toujours. Peter, comme cadeau de secours, avait prévu un savon au gingembre, sans que personne ne sache pourquoi. Midi approchant, tout ce beau monde se dirige vers la table de la salle à manger, et Marco met à cuire ses lasagnes aux mille légumes. A la sortie du four, elle ajoute une bonne dose de crème et encore du fromage, qui fond avec la chaleur du plat. Pas besoin d’accompagnement avec un tel plat, si ce n’est le sempiternel jus de fruit, aujourd’hui un multi-fruits bien frais. Tout le monde déguste en babillant joyeusement, les talents de Marco ne sont plus à prouver. En dessert, on entame le gâteau de Sasha, ainsi qu’une superbe tarte au citron meringuée, par la cuisinière en chef, Marco. A la fin du repas, l’après-midi est déjà bien avancée. Une petite séance de sport s’impose, le salon est parfait pour un échauffement. En-dehors des deux canapés massifs, qui font face à une superbe cheminée de pierre, la vaste pièce octogonale contient un léger fauteuil en cuir rouge sang, suspendu au plafond quelques mètres plus haut, ainsi qu’une petite table basse en croissant de lune devant la cheminée. Au-delà, seulement un grand tapis au sol. Mais sur les murs sont fixés des morceaux de bois de formes et de tailles variées, comme pour représenter une forêt sauvage, des branches partout, parfaites pour escalader et se suspendre. A travers la pièce pendent de grands voiles transparents ou colorés, ainsi que quelques cordes. Bref, la salle idéale pour grimper aux arbres quand il pleut. Pour la sieste, plusieurs hamacs sont suspendus au plafond, à différents niveaux. On s’amuse, on se prend pour Tarzan, on rit et on crie, on laisse tomber quelques vêtements pour escalader plus librement, et puis finalement il est temps de manger à nouveau. Ce soir, on finit les lasagnes, avec ravissement. Des activités plus calmes suivent, un jeu de société et beaucoup de rires, puis l’heure tourne et les invités repartent. Ce fut une journée éprouvante, mais formidable. Le lit appelle nos deux amis, qui ne se font pas prier. Les projecteurs s’allument, au sol comme au plafond, et la fumée se dissipe pour laisser apparaître une silhouette, ou deux. Cascade de cheveux. L’air vibre, ce n’est pas une illusion, c’est la musique. Elle les prend à la gorge, les emporte sur les volutes blanches. La musique enfle, les pulsations envoient les spectateurs à des années-lumière, et le rythme enflamme les joues de notre duo. Ils dansent avec les mots, dansent avec les âmes, chantent les autres et enchantent les corps. Leur voix éclate, claire, puissante, dramatique, pour crier la douleur d’un inconnu, pour crier à la foule pourquoi il s’y est jeté. Leur voix explose, grave, rauque, lente, pour murmurer la tristesse et la colère de ceux qui sont restés, de ceux qui ont dû ramasser. Leur voix danse, vers le public, incarnation liquide qui s’approche doucement, reflue et submerge. De longues mains glacées, transparentes, laissant une traînée d’algues sur le sol ou l’épaule d’un spectateur, des ailes se déploient dans son dos, elle s’envole au-dessus des têtes, semant une pluie de sable fin en guise de souvenir. Elle enfle, enfle, enfle, jusqu’à repousser les murs, remplir l’espace de ce son liquide, vaporeux, glacier qui emprisonne les esprits, chaque personne présente gardera pour toujours ce précieux moment, celui où le cœur commence à battre plus fort. Alors, gonflant la poitrine, ils lancent une note finale, tenue une éternité et demie, battent des paupières… Ils rouvrent les yeux. Le public s’est envolé. En un battement de cils toute une pièce s’est évaporée. Tout un monde qu’ils habitaient, qu’ils faisaient vivre par leur voix. Bien sûr, comme toutes les nuits, c’était un rêve, un doux rêve qu’ils feront sans doute à nouveau, quand ils dormiront. Pour l’heure, une nouvelle journée chargée les attend. Comme tous les matins, ils se lèvent à cinq heures, pour commencer leur boulot d’éboueurs. Bientôt deux ans qu’ils le font, l’argent mis de côté leur permettra d’agrandir la maison pour accueillir leurs amis et les sans-abri de la ville, comme prévu. Leur but en commençant ce métier, c’était de ne pas avoir une minute à eux pendant deux ans, pour ensuite pouvoir se consacrer entièrement à des associations, sans doute en créer une eux-mêmes. Ceux qui dorment dehors sont une priorité, avec ceux qui ne mangent pas à leur faim. Deux ans à tout économiser, pour être en mesure de leur offrir un logement définitif et un potager décent. Ils ont déjà recueilli plusieurs animaux, mais ne peuvent se permettre d’en faire vivre beaucoup sous le même toit sans les installations adéquates. Alors dans quelques mois, quand ils auront fini la maison, ils construiront eux-mêmes un grand parc pour les chiens, avec plusieurs compartiments, une seule porte de sortie pour les emmener en balade tous ensemble. Il faudra aussi des clapiers pour les lapins de la ferme, qui doit fermer et liquider ses possessions dans un mois tout pile. Et bien sûr, les arbres du jardin seront aménagés en habitations pour chats. Tout ce petit monde sera parfaitement isolé pour l’hiver, stérilisé et soigné, choyé. Ils feront le tour de la région pour adopter les petites bêtes, toute une équipe de nouveaux amis. Le reste du groupe les aidera à gérer toute l’activité. Et tant pis si pour ça ils doivent passer deux ans à bosser comme des forçats, se priver d’un peu tout, faire les poubelles et vendre leur âme. Les poubelles, elles leur permettent de vivre et de donner à ceux qui n’ont rien. Leur but dans la vie est d’apporter du bonheur dans celle des autres. C’est en pensant à tous les gens qu’ils pourront aider qu’ils commencent leur tournée. Leur cœur chante, ils ont les meilleurs amis qui soient. Sans prévenir fond sur eux le souvenir de leurs parents. Trois personnes fantastiques, «parties trop tôt» comme on dit, des gens qui aimaient vraiment, qui prenaient soin de tous et utilisaient leur culture pour être bons sans rien attendre en retour. A leur mort, les jumeaux n’ont pas voulu croire à un accident, un banal accident ne peut pas arriver à des personnes aussi exceptionnelles. Et pourtant. Quatre ans plus tard, ils sont fiers de ce qu’ils ont accompli seuls, leurs études achevées, des diplômes en poche, un travail stable, de cuistot pour Marco et de serveur pour Tessa, et puis leurs progrès en musique et en sport. Et maintenant, ils se mettent à chanter avec leurs amis. Leur vie va bien, leurs projets avancent. Dès la rentrée, ils pourront reprendre les clubs d’échecs et de natation, les cours de musique, se lancer pour de bon dans les cours de chant, et se donner plus de temps pour se reposer et pour étudier de leur côté. La fac, c’était un grand moment, mais ça y est ils en ont terminé, ils ont enterré cette époque. Dans ce camion-poubelle, ils pensent à tout ce qui s’est passé ces dernières années, comment leur vie aurait pu leur échapper, comment ils ont tout gardé sous contrôle, comme pour cesser de vivre le temps de comprendre comment faire. Aujourd’hui ils mènent leur barque avec rigueur, mais peut-être que l’épisode du studio va débloquer certains de leurs sentiments, leur rendre leur capacité à improviser, à ne pas planifier. Avant, ils étaient libres, c’est peut-être ça l’enfance. Et c’est ce qu’ils veulent retrouver. Ils sont tombés dans l’âge adulte par accident, bien que les avantages soient nombreux leurs rêves de gosses leur reviennent. Monter sur scène, briller, mettre le feu au cœur des gens, apporter de la joie à ceux qui les entourent et à des inconnus à l’autre bout du monde. Cette idée les a percutés de plein fouet au réveil, elle revient les hanter comme jamais, la scène, la scène, la scène… Il est onze heures. Le restaurant va ouvrir. Se percher sur les vélos, faire la course, déraper, descendre, attacher. Pousser la porte. Direction les cuisines, pour cuire ce qui prend du temps, le plat du jour est un rôti de porc accompagné de tomates, pommes de terre et pommes, carottes et haricots verts, le tout saupoudré d’échalotte et de persil. Marco ne choisit pas les menus, elle les exécute. Un jour, elle aura son propre resto, sa propre cantine familiale, sans viande ni lait, elle aura ses légumes et ses fruits, ses sauces délicieuses, ses jus et ses smoothies, ses plats équilibrés aux goûts si variés et si fins. Un jour, elle sera un chef cuistot reconnu, et Tessa sera une créatrice de mode même s’il dit toujours le contraire. Elle, elle n’a pas besoin qu’il parle pour entendre sa voix, elle n’a pas besoin de mots pour entendre ses pensées. Elle lance les brûleurs, chaleur maximale dans le four, et c’es parti. Dans moins de trente minutes, les premiers clients viendront passer commande à Tessa. Tablier, serviette, vêtements, on se change on s’apprête et on tourne la pancarte sur «Ouvert». Déjà, une famille s’approche et pénètre dans l’antre de la gastronomie. Un plat du jour, une entrée crudités, une César, une saumon, deux plats du jour de plus, et un gratin Dauphinois, deux spécialités du chef en dessert, des profiteroles, du gâteau aux poires, des tas de clients, coulis de framboise, de la tarte à la myrtille, des petits pois, des gaufres, une Carbonara, un steak saignant, des fruits et encore des oranges, du vin, du champagne, un anniversaire, chantilly cerises sauce Tartare. Il est quinze heures, le restaurant ferme enfin, on passe le balai et on lance le lave-vaisselle, tout sera prêt pour ce soir. Direction le parc. Courir. Respirer. Le ventre, le diaphragme, les côtes, la gorge, le nez, les bras, les poumons et le cœur, tout respire, tout avance, les jambes s’actionnent sans réflexion, mouvement plus naturel que de boire ou manger, le paysage connu, les arbres et les feuilles, le petit lac au centre, les cygnes, majestueux et blancs, l’herbe sous les pieds. Les pieds nus, incontournable de la course, quand on veut vraiment vivre un moment on n’entrave pas son propre corps d’une prison sans âme, à quoi bon se tenir chaud quand le soleil nourrit la peau entière. Les cheveux qui flottent au vent, au pluriel ou au singulier on court et on danse avec le sol, on épouse les contours et les textures, on ressent, vraiment. Un saut, pour passer la rivière, un autre, pour s’accrocher aux branches, voler dans les feuilles pour retrouver les sensations des mains, des bras qui tirent, de chaque doigt qui s’étire et se courbe, crocheter un trou dans le tronc, les ongles s’enfoncent dans une poignée d’herbe qui a atterrit là on ne sait comment. Le nez dans l’écorce, les jambes qui s’enroulent pour jouer les cochons pendus, les cheveux pris dans les brindilles, les yeux partis dans les étoiles invisibles du ciel bleu. Un bond pour s’échapper de l’arbre, courir à nouveau, sentir la terre sous la plante, entre les doigts, sur une cheville. L’eau du lac, fraîche, apaisante, et le tapis d’aiguilles sous le pin, délicat et crissant sous les pas. L’herbe douce, humide, si fine, et les cailloux du chemin, durs et lisses, rugueux parfois, roulant sous les doigts, les arêtes s’enfonçant dans la peau sans la percer. Toutes les senteurs d’une fin d’été, les feuilles qui commencent à tomber des arbres, les plantes encore fleuries, les parfums les couleurs de cette nature vive et protégée, la terre chaude et le vent dans les mains, le marchand de crêpes au loin, les plumes mouillées du cygne et les chiens promenant leur maître, le sucre et le chocolat des goûters des enfants ou des plus grands, le ballon de foot et les chaussures, la transpiration et le savon, l’eau et les roches du bord de l’eau, toutes ces odeurs tellement familières et pourtant changeantes, d’un jour sur l’autre elles évoluent. Courir, respirer, sentir, toucher. Une palissade, on l’escalade, un toit, quel émoi, un mur, c’est plus dur. Grimper, atteindre le ciel, toucher le soleil, sans se prendre pour Icare. L’astre luminescent darde ses rayons, caressant le souvenir des planches sous leurs pieds, la scène, spectacle, chanter, être un chanteur à deux. Les rêves, chaque nuit, qui rejoignent maintenant l’éveil. S’ils sortent du domaine onirique pour habiter les journées, c’est peut-être le signe que le moment est venu de prendre des cours de chant, pour vivre des instants de création avec les copains. Oui, ils peuvent vibrer ensemble. S’ils ne peuvent pas faire le show, ils peuvent faire le chant, entre amis pas de jugement. Ils ont le talent, ils peuvent l’exploiter. Sur le chemin du club de théâtre, ils discutent des modalités de l’annonce. Comment expliquer aux autres qu’ils sont prêts à chanter, enfin, après tant d’années, sans que Peter ne s’enflamme jusqu’à les inscrire à une émission de musique ou qui sait quoi d’autre, sans que le reste du groupe ne lance une grande soirée pour fêter ça, comment leur faire comprendre qu’ils veulent juste faire un pas de ce côté, mais qu’ils n’oseront jamais les suivants ? Trois heures plus tard, en sortant du club, ils ont l’impression de n’être pas plus avancés. Pourtant, demain matin, il faudra leur dire. La rentrée, c’est dans deux jours, et les inscriptions au cours de chant se clôturent la veille. A présent, il est temps de se mettre aux réparations. Tessa empoigne ses aiguilles, fils et autres ustensiles de couture, et Marco se saisit de ses outils de bricolage. L’un va coudre ou recoudre des vêtements, l’autre va fabriquer ou réajuster de petits meubles. Leurs services ne sont pas gratuits, en général, ce qui leur permet d’offrir des couvertures et autres produits de première nécessité aux SDF des bourgs environnants. Marco aime particulièrement le contact du bois, elle le taille et l’affine, le ponce et le vernit, le caresse de ses mains comme de ses outils. Tessa préfère le coton au lin, la soie au velours, et ne supporte pas d’utiliser un dé à coudre. Une fois le repas avalé et le travail du jour terminé, ils savent que leur lit moelleux leur apportera une nouvelle fois des rêves de gloire, et ce soir ils se sentent prêts à les vivre pleinement, à ne pas avoir honte au matin, et à se réveiller sans l’arrière-goût amer d’un désir de célébrité enterré un peu trop profondément. Alors, ils s’endorment paisiblement, et se laissent emporter par la caresse de Morphée. ~ 4 décembre 2018.

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