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Un homme est mort ce matin

Dernière mise à jour : 4 juil. 2023

Non, pas ce matin, mais il y a trois semaines. D'ailleurs, c'était sûrement pas un matin, connaissant le bougre. Le vieux punk est mort. Un de plus sur la liste, un de plus sous la terre, un de moins dans les concerts. Comment je me sens ? J'en ai aucune foutre idée. Je le connaissais pas tant que ça, tu sais, je l'ai pas connu enfant. Je crois que je l'ai rencontré quand j'avais quinze ans, un peu comme ses enfants, j'ai rencontré tout le monde en même temps, un peu. Même si sans doute iels m'avaient déjà vu, c'est la famille de mon frère, moi j'ai pas de souvenirs de quand j'étais tout petit, j'étais trop petit tu sais. Il a habité avec nous un moment, il m'emmenait au lycée en voiture parce que lui par je ne sais quel miracle n'avait toujours pas perdu son permis contrairement à mon père après toutes ces années à me transporter bourré au volant. Il s'engueulait avec mon père, ah ça ces deux-là quand ils gueulaient hein, et puis ils rigolaient et il chantaient et ils braillaient et ils buvaient. Qu'est-ce qu'ils buvaient. La bave aux lèvres les verres cassés les insultes et les conneries. Le jour où il était en colère contre je ne sais quoi, je savais jamais trop t'façon, et ce p'tit bonhomme en colère, tout maigre tout sec tout hargneux, je l'ai tenu à une main, parce que j'en avais qu'une, et là j'me suis rendu compte que la vie quand même c'est fragile, que quand même ils ont pris des années dans la gueule nos vieux. Son sourire flippant là, drôle et chiant, tous les trucs qu'il a pu faire et qui m'ont mis en rogne. Le jour où j'ai compris que lui aussi il avait peur de mon frère, comme tout le monde. Le jour où je lui ai fait confiance pour ramener le gosse en un seul morceau, et où s'il avait pas été là peut-être je me serais fait tabasser, et peut-être ça aurait réglé beaucoup de choses parce que l'autre serait retourné en prison pour ça. Le jour où leur histoire a commencé, le jour où je l'ai rencontrée elle, chez lui, mais elle existait pas. Les fois où il m'a emmené à Boussens parce que le bus c'était trop compliqué. Les fois où je l'ai détesté, engueulé, ignoré. C'était dur pourtant, de l'ignorer, ce type-là. Mais j'avais pas d'énergie à dépenser pour ses conneries. C'était un abruti, un connard, une pauvre cloche, un vieux punk éreinté, un déchet désabusé. C'était un bout de ma famille, pas le meilleur et pas le pire, l'a jamais été le plus important pour moi. C'était un bon copain je crois, dans le fond, mais à sa manière. Je crois qu'ils s'aimaient, à leur manière. Même s'ils ont failli s'entretuer un peu trop de fois, même si je peux pas imaginer tout ce qu'il y a eu entre eux, même si c'était violent comme affection. Même si, moi, je sais pas si je l'aimais ou pas, je sais même pas si je l'appréciais, depuis ça. Je sais qu'à une époque, je l'ai apprécié, je l'ai bien aimé, même s'il me faisait peur. Fin tu sais, ça, c'est la routine, avec les gens comme ça. Les gens de là-bas. Y a toujours un moment où ils vont trop loin, toujours un moment où ils cessent d'avoir de l'importance pour moi à force. Mais y a toujours un moment où je suis content de les voir, où je passe de bons moments avec, où j'me sens plus en sécurité avec que dehors, où j'me sens mieux que chez les tj. Y a toujours un moment où je pars, pas toujours un moment où je reviens. Il était pas du genre silencieux, il ouvrait sa gueule à tout bout de champ pour dire de la merde, mais putain c'qu'il prenait de la place tu sais.

C'est bizarre, la vie, quand même. J'écoutais des chansons qui parlent de mon père, je me faisais la réflexion qu'un jour il va mourir, j'avais la sensation que le jour en question était pas si loin. Je me disais, il me manque, mon père, oh pas le vrai bien sûr, mais l'image que j'en avais quand j'étais gosse, celui qu'il a jamais été mais qu'il était un peu quand même. Et puis le coup de fil, une annonce difficile, un truc que personne viendra me dire. Je me dis ça y est, c'est le jour, mon père est mort. Mais non, c'est pas lui, c'est son pote, c'est le tonton. Ouais, c'est pas mon oncle, c'est celui de mon frère, pas sûr que ça fasse une différence. Son fils, je l'aimais beaucoup, à un moment, et puis lui aussi il a fait trop de choses. Y en a d'ailleurs, j'ai laissé passer en pensant que ça venait de moi, que si mon frère disait rien c'est qu'il y avait pas de problème. Mais les pères qu'il reste, le mien et celui de mon frère, comment ils se sentent ? Parce que moi, je sais pas. Je sais pas comment je me sens. Je sais pas si je suis triste, je sais pas si j'ai mal. Et si c'est le cas, je sais pas si c'est pour lui, ou pour moi et mes souvenirs. Parce que lui, je l'aimais pas trop, en soi, enfin selon les moments, mais genre il faisait partie de ceux qui, de ceux qui n'ont rien fait. Il faisait partie de tous ces gens qui ont laissé faire, ont laissé faire mon frère, parce qu'il fait peur à tout le monde. Il fait partie de ceux que je détestais, ceux à qui j'en voulais. Il fait partie aussi de ceux que j'ai fini par oublier. J'ai pas oublié vraiment, mais oublié de leur en vouloir, oublié de les voir. J'avais pas de raison de le voir, et tu sais ça ça me fait pas mal, moi tu sais je regrette pas de pas être retourné le voir, et si j'y étais retourné j'aurais pas regretté non plus. Il est mort ce mois-ci, il est mort cette année, et il y a trois ans ou dans trois ans ç'aurait été pareil pour moi. Non, je comptais pas lui parler, et il me manquera pas, vu qu'il me manquait pas. Mais les souvenirs. Les souvenirs de lui, les souvenirs avec lui, les souvenirs de ce que j'ai été. C'est comme encore un bout de mon passé qui sombre dans le néant, c'est comme encore un lien physique avec ma famille qui s'évanouit, et je sais pas si c'est une bonne ou une mauvaise chose. Je le connaissais pas tellement, tu sais. J'ai jamais su qui il était. Je sais beaucoup de choses sur lui, mais je sais pas qui il était. Comme j'ai jamais su qui était mon grand frère, parce que je m'y suis jamais intéressé, et même si j'avais essayé j'me serais heurté à un mur, parce qu'il est comme ça mon grand frère, il en a rien à foutre de moi, depuis toujours et pour toujours, j'étais un meuble dans sa vie et il était un meuble dans la mienne. Mon frère, lui, j'ai été plus proche de savoir qui il était, pour le meilleur et pour le pire. J'ai existé pour lui, au moins les fois où il a failli me frapper, au moins certaines des fois où il m'a insulté, au moins le jour où il a décidé de m'attaquer pour la garde de ses gosses et où ça a pas marché. Pour le vieux punk, je suppose que j'ai dû exister un peu, pas comme un meuble je veux dire, mais comme un animal de compagnie ou un gosse sur lequel faut pas marcher. J'ai envie d'en parler, j'ai besoin d'en parler, parce que le temps efface, effaces toutes les faces des gens, et mes souvenirs. Maintenant qu'il est mort, je sais que si j'écris pas tout de suite ce dont je me souviens, ce sera perdu pour toujours. Parce qu'il a pas tellement compté. Parce que j'ai pas compté pour lui non plus. Parce que c'était la famille, on faisait partie du paysage, on a jamais choisi de se voir. On se connaissait pas, même en vivant ensemble, on se connaissait en surface.

Mais c'était un vieux punk, et il avait une histoire. Moi, l'histoire, je l'ai jamais entendue, j'ai juste entendu des histoires. J'en ai entendu tellement, je sais même pas lesquelles étaient à lui et lesquelles étaient au voisin. Mais ça change rien. Tu sais, il a eu une vie, même si je l'ai jamais su. Si les choses avaient été différentes, si j'avais gardé contact avec mon père ou mon frère, j'aurais sûrement gardé contact avec lui aussi, et aujourd'hui j'aurais mal, j'aurais très mal de l'avoir vu mourir. Parce que, si les choses avaient été différentes, j'aurais pu être là. J'aurais pu être chez mon frère quand c'est arrivé, ou être chez mon père quand il a reçu le coup de fil, tu sais comme le jour où justement la meuf du vieux punk a appelé mon père parce que mon frère était à l'hôpital avec son frère et leurs meufs respectives. J'aurais pu être là, et savoir déjà, sentir déjà, et comprendre au changement de ton de mon père que c'était vrai, que c'était grave, que j'allais avoir mal. Si les choses avaient été différentes, si ma mère avait pas voulu me mettre dehors, si je m'étais pas tiré avec armes et bagages juste avant. Si j'avais pas fui en comprenant qu'elle me protégerait pas contre mon frère, contre mon père non plus d'ailleurs. Ou si j'étais pas rentré, cette fois-là, tu sais quand j'ai perdu du poids, tu sais quand j'en étais à 42 kilos, tu sais quand j'étais rien d'autre que mon squelette, quand mon corps a cédé. Ou si comme les autres je m'étais laissé guider par ma peur de mon frère, ou aveugler par une affection ancienne qu'on a trop de mal à voir partir. Tu sais, j'ai déjà fait le deuil de tout ça, de ce monde-là. Je l'ai commencé y a des années, je l'ai commencé même avant de partir, bien avant de partir. Je l'ai commencé le jour où j'ai vu mon frangin mourir, parce qu'à son réveil quelque chose avait changé, c'était plus mon frère. Je l'ai commencé quand l'étincelle dans ses yeux s'est éteinte, et j'avais même pas dix-huit ans. Alors tu vois, ça fait longtemps, et dans pas si longtemps ça fera même dix ans, ça aussi. J'ai eu des années pour ça, j'ai perdu mon frère il y a trop longtemps. Même sans doute avant ça, le jour où j'ai compris qui était mon père, où j'ai enfin compris que sur ça au moins ma mère avait pas menti, le jour où il m'a dit des choses horribles. Ah ça, je sais même pas si j'avais seize ans, et toute façon c'était au plus tard l'été de mes seize ans, donc ouais, ouais ça fait dix ans que je me prépare à ça. J'ai perdu mon père avant de perdre mon frère, parce que mon frère il m'a toujours insulté, il m'a toujours mis de côté, il m'a toujours engueulé. Mon père, lui, il a commencé quand j'ai habité avec lui. Alors le choc, forcément. Mais à ce moment-là, je crois que je voyais pas encore ça comme quelque chose de définitif, je me disais c'est l'alcool, je me disais ça va s'arranger, je me disais il recommencera pas, peut-être pas. Je les ai perdus, et j'ai dû continuer. J'ai perdu ma grand-mère aussi, bien avant qu'elle meure, parce qu'elle a écouté mon père. J'ai perdu, ou pas vraiment perdu parce que est-ce qu'iels ont vraiment fait partie de ma vie un jour, ma tante et sa famille avec, je sais pas comment ça s'est passé, je suppose que ça va avec ma grand-mère. Je suppose qu'il y a un jour où tout ce beau monde a décidé que j'étais trop bizarre, trop décalé, trop choquant, qu'il valait mieux m'effacer de la tapisserie. Nan, t'en fais pas, il reste ma tante et sa famille, pas la même. Mais tu sais, le deuil, ça fait longtemps qu'il est là. Alors un décès, un vrai, au final qu'est-ce que ça change ? Il a pas cherché à me recontacter, pourquoi il l'aurait fait ? J'existais pas. On s'est croisés, pendant un temps, presque par hasard finalement. Alors oui, la mort a un côté définitif, mais l'éloignement aussi, dans un sens. Surtout dans mon cas. Le vieux punk est mort, et c'est bizarre. Comment veux-tu que je comprenne cette phrase ? Y était censé être increvable ce putain de punk.


Est-ce que c'est irrespectueux, de parler que de moi alors que c'est pas moi qui suis mort ? De parler si peu de lui. En même temps, lui, il est mort, il s'en tape. Et les gens qui nous connaissent tous les deux, ils font plus partie de ma vie, depuis des années, sauf elle et sa famille, et elle tu sais elle m'en voudra pas de pas savoir comment réagir. Tu sais, il reviendra pas, et je suis pas sûr d'avoir une émotion pour ça. Je suis pas certain d'avoir un avis sur la question. Et bientôt, ce sera mon père ou mon frère, ouais. Ce jour-là, peut-être que je serai pas triste, mais je serai perdu. Même si j'ai déjà perdu les repères qu'ils étaient pour moi. C'est comme la fin d'une époque, c'est comme si tout s'annulait, c'est comme si le monde changeait, même s'il ne change pas. Ouais, bientôt ce sera leur tour, et je sais pas. Non, non, rien n'a changé, tout, tout a continué.


30 août.

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