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Tenter de vivre

Dernière mise à jour : 4 juil. 2023

C'était pas prévu.

Jusqu'ici, je me contentais de survivre au jour le jour, d'encaisser comme je pouvais, sans penser à l'avenir. Sans planifier, disons. Je m'angoisse tout seul depuis des années par rapport au futur, au passé, au présent, sans organiser quoi que ce soit pour améliorer les choses. Parce que j'en suis pas capable.

Sauf que des gens l'ont fait pour moi.

Des potes m'ont accueilli, emmené chez le médecin, organisé un suivi médical, psy, assuré une certaine sécurité en m'hébergeant à tour de rôle, mis en contact avec un assistant social, aidé dans toutes les démarches que je devais faire.

Et maintenant, je me retrouve aujourd'hui, locataire d'un appartement, avec bientôt des factures à mon nom. Plus de six longues années de SDFage, et me voilà avec un domicile fixe. Un logement à moi, dans lequel je peux rester, habiter seul, organiser comme je veux.

C'est terrifiant.

Alors bien sûr, comme je sais pas faire, tout me fait flipper. J'allume pas le chauffage, parce que j'ai peur de foutre le feu ou de payer trop cher en électricité. J'ouvre de grands yeux effrayés dès que je dois me servir de ma cuisinière, ma machine à laver, mon congélateur, ma baignoire. Vraiment, je m'attends à tout moment à foutre le feu sans m'en rendre compte, je sais pas pourquoi j'ai cette terreur ancrée j'ai jamais foutu le feu à une baraque. Je m'inquiète que la baignoire s'écroule sous mon poids, que le sol s'effondre tout seul, et puis au moindre geste je risque de casser un mur, pas vrai ?

Non.

Bien sûr que non.

Un appartement, c'est conçu pour résister à un être humain qui vit dedans.

Marcher par terre ne va pas tout casser, comme me retourner dans mon lit ne va pas le démolir.

Sauf que j'ai un paquet de légendes personnelles de cet acabit. Je sais pas d'où je les tiens, je sais même pas depuis quand elles me poursuivent et me pourrissent la vie.

Y en a qui viennent de ma mère. Ma mère, qui passe le balai avant de passer l'aspirateur pour éviter qu'il se remplisse trop vite. Qui éteint sa box tous les soirs, au cas où. Qui pouvait se perdre dans la ville qu'on habitait depuis dix ans si elle circulait en voiture, tellement pas habituée à prendre la voiture sans sortir de la ville. Qui ferme sûrement toujours sa porte à double tour, alors qu'elle vit dans un petit quartier résidentiel, et qui paniquait dans la maison où j'ai grandi parce que nous on ne fermait pas à clef côté jardin. Qui choisit son savon et son produit vaisselle en fonction des dangers pour l'organisme si on en ingère par erreur (sauf qu'elle nous a dit "on peut le manger" alors mon grand frère et moi on a tenté d'en boire et c'était vraiment dégueu et on aurait pu s'en douter mais sérieux il a huit ans de plus que moi et je devais bien avoir dix ans donc il aurait pu s'en rendre compte avant moi quand même). Qui panique dès qu'une lumière est allumée plus de trente secondes dans une pièce inoccupée, ou qu'on laisse couler le robinet un peu trop longtemps. Qui flippe si elle n'est pas certaine d'avoir pris le produit le moins cher (prix au kilo bien sûr), au meilleur rapport qualité-prix, et qui refusait d'acheter ce qui n'était pas nécessaire (comme le ketchup ou les kinder surprise). Des comme ça, je pourrais en écrire des pages. Ma mère et son anxiété généralisée. Sa peur de manquer, héritée de son père, qu'a grandi pendant une guerre, qu'a même eu pour berceau un tiroir au départ. Son père, qui pouvait faire des kilomètres pour payer son essence au meilleur prix, tellement il était obsédé par l'idée de dépenser le moins possible (alors qu'il avait les moyens, la preuve quand il est mort ma mère a hérité d'un tiers de ce qu'il restait et elle a pu s'acheter une maison avec ça, même si bon techniquement elle a fini de la payer grand max deux ans avant de la quitter, donc environ quinze ans après achat j'crois).

Et puis de l'autre côté, y a mon père. Mon père, qui part du principe que bon, autant dépenser tout ce que tu gagnes dès que tu le reçois, parce que tu sais pas de quoi demain sera fait. Qui m'achetait des kinder, du ketchup, qu'avait jamais une thune mais trouvait toujours le moyen de payer des trucs pas nécessaires quand j'allais en vacances chez lui. Qui m'a un jour sorti "je t'ai acheté un cheval", alors que jamais de ma vie je n'avais manifesté l'envie d'avoir un cheval (d'ailleurs je l'ai vu genre trois fois, c'est ma cousine qui s'en occupait, puis mon mère a dû lui revendre parce qu'il avait pas les thunes, de manière évidente). Qui avait les poches trouées (littéralement) et semait des pièces n'importe où (et moi qui m'amusais à ramasser tout ce que je pouvais dans l'appart, dans la voiture, même dans la rue ou à la boulangerie, pour lui remettre dans ses poches trouées), s'amusait à dire qu'il essayait de les faire pousser. Qui voulait toujours m'offrir des trucs, même quand c'était ni noël ni mon anniversaire (en même temps pour ces deux fêtes techniquement j'avais pas le droit vu que ma mère est témoin de jéhovah, mais lui il s'en foutait il m'offrait des trucs quand je venais chez lui et donc je culpabilisais). Qui laisse la lumière allumée tout le temps, dort avec, et avec la télé, et puis oublie tout dans le frigo et donc ça pourrit et c'est du gaspillage qui pue salement. Qui m'a déjà payé le taxi pour aller en cours parce qu'il y avait personne pour m'emmener. Qui a toujours prêté de l'argent à ses potes, même à des gens qu'il connaît pas, juste parce que les gens en ont besoin. Qui hébergeait tout le temps du monde, et laissait son appart aux potes quand il y était pas, et leur filait des thunes en plus, en sachant très bien qu'il serait jamais remboursé même si les potes promettaient. Mon père, qui est maintenant sous curatelle depuis des années (et j'ai aucune idée de comment c'est arrivé).

Moi, au milieu de tout ça, j'ai chopé des courants contraires. J'ai un besoin maladif d'économiser les choses (pas que l'argent, s'tu voyais la gueule de mes cahiers d'école...), j'ai peur de l'argent, peur d'en avoir mais encore plus peur d'en dépenser, donc une fois que j'en ai j'ai tendance à le garder. Oui, ça m'est arrivé (c'était presque ma norme en fait) de me retrouver un matin à me dire "bon, j'ai pas mangé hier et j'ai mal au bide, il me reste dix euros en poche donc je vais les garder parce que si je m'achète à manger avec bah j'aurai plus rien et si ça se trouve je vais avoir besoin de ces dix euros plus tard" (oui alors Leo faut savoir que te laisser crever de faim pour dix balles c'est pas normal, et le "besoin de cet argent plus tard" bah en fait il est maintenant : t'as besoin de manger, tes dix balles sont là pour ça, arrête de faire chier et prends-toi un sandwich). Alors bien sûr, je culpabilise de chaque centime que je dépense mais aussi de chaque centime que je coûte, qu'on dépense pour moi, donc toutes les personnes qui m'ont déjà filé à bouffer, hébergé, prêté leur douche (ok ça en vrai y en a pas beaucoup je me lavais quasi pas pour économiser l'eau, à part les pieds), filé des fringues ou quoi, bah je culpabilise et j'aimerais rembourser (mais j'ai absolument pas tenu le compte et pis y en a plein avec qui j'ai perdu contact, et bon y a aussi deux-trois personnes qui me doivent des thunes, genre l'aut' grand blond là qui m'en doit genre trois cents, ainsi que mes bretelles mon chapeau et d'autres trucs auxquels je tenais, bref).

Et à côté de ça, je me suis acheté une peluche l'autre jour, et puis aussi de l'électroménager (j'ai une cuisinière, elle est propre, et j'en rêve depuis des années sauf que du coup c'est l'horreur parce que je vais la salir), quand j'ai fait mes courses j'ai même pas regardé les prix tellement j'étais en panique (fallait que je remplisse mon congel et mes placard un peu parce que j'étais venu à bout des sandwichs triangle de récup et des pommes qui allaient avec), j'ai acheté des trucs absolument pas essentiels et je vais encore en acheter, j'ai pris du neuf pour plein de trucs alors que j'aurais pu récupérer, parce que... Parce que ça me rassure de me dire que c'est neuf, que ça a pas été abîmé par des gens et donc ça va pas tomber en panne demain, ça a pas été sali par des gens donc j'ai pas à récurer à fond avant d'y toucher, ça me rassure de me dire que ce sont mes trucs. Je culpabilise pour chaque centime dépensé, et en même temps j'éprouve le besoin d'avoir des trucs neufs parce que j'ai passé ma vie à éviter d'avoir des trucs neufs et à récupérer tout et n'importe quoi quitte à ne jamais choisir ce qui me plaisait.

Aujourd'hui, c'est noël.

Aujourd'hui, j'ai un appart, et j'ai décidé que j'avais envie de choisir les choses qui me plaisent.

Parce que j'ai passé ma vie à survivre tant bien que mal, il est vingt-cinq ans du matin il serait temps de commencer à vivre.


Je suis effrayé, terrorisé à cette idée.

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