Je saurais pas te dire ce qui s'est passé. Je sais qu'avant, je savais parler, les mots étaient presque entiers, la grammaire nette, la syntaxe logique. Aujourd'hui, si je trouve le mot dont j'ai besoin c'est déjà un exploit, souvent. J'ai mal, mal de savoir que je sais plus. Ouais c'est pas important, tant que j'arrive à me faire comprendre, mais t'sais j'y arrivais déjà pas avant avec tous mes mots et ma langue qu'allait bien. Peut-être qu'à force de trop baigner dans les langues des autres, la mienne a fini par se diluer jusqu'à disparaître. J'pourrais me faire de l'homéopathie de ma langue d'avant, tellement il en reste rien. C'est terrible, j'y tenais tellement. J'y tiens encore tellement, d'ailleurs. Tout se mélange dans ma tête, dans ma bouche et dans mes doigts, je parle une langue que personne ne connaît et surtout pas moi. Une langue qui n'existe pas. J'ai toujours parlé ma propre langue, mais aujourd'hui elle est amputée de tout son sens, de toutes ses tournures, de toutes ses... Ouais.
On a tellement critiqué ma langue, ma façon de parler, par le passé, que petit à petit elle s'est effacée, elle s'est noyée dans les insultes et les reproches, elle a préféré disparaître et me laisser seul face au reste. Moi, sans ma langue, j'ai aucune arme pour me protéger. Je suis perdu, largué, détruit. J'ai le cerveau malade, tu sais. Comme le reste de moi. Tout moi, cassé. Je sais plus parler, j'ai jamais su communiquer, et aujourd'hui j'me noie dans un monde qui me ressemble pas, qui me comprend pas et que je comprends pas. J'vois flou tout le temps, les lettres dansent devant mes yeux et les écrits perdent leur sens. Tout foire, tout se déglingue, et moi j'reste là tout seul face à la décrépitude qui s'accélère.
Je perds la tête. Pour de vrai. Ouais j'sais, on me disait déjà ça quand j'étais gosse, mais c'était différent. Je perdais pas la tête, j'avais juste un cerveau déglingué de base. Foutu pour foutu, j'ai dû faire avec, et j'ai empiré les choses. Mais aujourd'hui, j'le paie salement, et franchement je m'y attendais. Ou genre, j'aurais pu m'y attendre, si j'avais envisagé la possibilité de survivre jusqu'à mon âge canonique de euh 26 je crois. Oui alors forcément, je suis pas responsable de ce qui a été fracassé dans mon cerveau quand j'étais gosse, pas responsable de ce qu'on m'a fait subir, même si j'culpabilise pour ça aussi (stp je culpabilise pour des trucs qui sont arrivés avant ma naissance tkt j'suis champion). Par contre j'ai quand même vachement tout fait pour en rajouter, pour avoir encore plus mal, pour me détruire encore plus fort, persuadé de le mériter. C'est toujours le cas mais ça c'est pas le sujet.
Je perds la tête, et ça m'fait mal. Parce que justement j'la perds, j'la sens partir, j'la sens me fuir. J'assiste à ça, parce que c'est progressif, pas instantané. Et j'y peux absolument rien, parce qu'il est beaucoup trop tard. J'ai vu partir ma langue, ma langue orale en premier, puis ma langue écrite, maintenant c'est même ma langue intérieure qui fuit par tous les pores de ma peau, je suis un vase percé de milliers de douleurs. La langue de mon coeur perd sa résonance, sa brillance, elle me repousse jour après jour, s'éloigne pour prendre son envol vers l'enfer. Elle me quitte, pas pour être libre et heureuse, mais pour souffrir seule et mourir, s'éteindre dans la solitude et l'angoisse. Parce que, si je ne peux pas vivre sans elle, elle ne peut pas exister sans moi. Ma langue, elle s'éteindra lorsque le lien entre nous disparaîtra.
Eh oui, on pouvait pas demander à ma langue d'être plus maline que moi, forcément elle est stupide et suicidaire, qu'est-ce que tu veux ça doit être dans mes gènes hein ? Haha. Sauf qu'elle s'en va. Elle persiste. Et je peux pas la retenir, plus elle s'échappe et moins je peux réagir. Je ne sais plus parler, je ne sais plus écrire, je ne sais plus chanter, je perds la mémoire et plus rien n'a de sens. Tout se bouscule, s'emmêle, et je reste là, impuissant, dans le champ de désolation qu'est mon être.
Je me hais d'avoir laissé faire ça.
11 décembre 2022.